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9 novembre 2022

Paris: éditeurs indépendants et littérature italienne. Entretiens avec Laurent Feneyrou (éditions Triestiana), Patrizia Atzei (éditions NOUS) et Isabella Checcaglini (éditions Ypsilon)

Auteur:
Paolo Grossi

Triestiana – Laurent Feneyrou

Laurent Feneyrou. Chargé de recherche au CNRS, membre de l’Académie Charles Cros et du Comité scientifique de la Fondazione Levi (Venise), il est éditeur d’écrits de compositeurs, auteur d’ouvrages sur la musique du XXe siècle et traducteur de poètes de Trieste et de ses environs.

 

Qu’est-ce que Triestiana et comment est née l’idée de cette initiative?

Triestiana est une maison d’édition associative, née d’une passion partagée pour la littérature, principalement poétique, d’une région. Entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest, jadis entre Byzance et le pouvoir carolingien, est Trieste, Triest ou Trst qui, sous l’empire des Habsbourg, incarna la réalité politique, économique, administrative et culturelle de la Mitteleuropa. Si les œuvres d’Umberto Saba et d’Italo Svevo sont désormais connues à travers le monde, nous envisageons de publier, au rythme de deux ou trois volumes par an, des poètes dont ce sera, pour la plupart, le premier ouvrage en langue française. En co-édition avec les Éditions de l’éclat, nous traduirons, sans nostalgie pour les divisions territoriales d’antan, une littérature qui s’étend des anciens comtés de Gorizia et Gradisca, jusqu’au littoral aujourd’hui slovène et croate de l’antique Histria, depuis les dissentiments préludant à la Première Guerre mondiale jusqu’à nos jours. Une telle littérature se donne tantôt en italien, tantôt en dialecte, le triestino de Virgilio Giotti, le graisan de Biagio Marin ou le rovignese de Ligio Zanini. C’est pourquoi il nous est si essentiel de publier nos volumes en version bilingue. Les recueils ou les anthologies seront le plus souvent précédés de préfaces rédigées par des spécialistes italiens, et suivie d’une postface retraçant le parcours d’une œuvre et convoquant d’autres poèmes de l’auteur, avant un bref appareil critique et une bibliographie invitant chacun à d’autres lectures.

 

Quels sont les premiers titres de la collection?

Le premier est le Piccolo canzoniere in dialetto triestino (1914) de Virgilio Giotti, admirable recueil de vers légers et tristes, oscillant entre l’innocence, voire le badinage amoureux, et l’examen de conscience, la lamentation, une méditation douloureuse sur l’existence. Ce recueil, le premier de son auteur, après des traductions en dialecte de Dante et Leopardi, nous avons choisi d’en traduire le titre, pour le lecteur francophone, par Petit Chansonnier amoureux, que Giotti avait un temps envisagé. En 1907, pour échapper aux obligations militaires, le poète s’était installé à Florence. Il y avait enseigné à des sourds-muets et avait voyagé à travers la Carnie, la Valteline et la Suisse, vendant jouets et objets d’artisanat. À Florence, il avait aussi fait la connaissance d’autres gens de lettres triestins en exil, et fréquenté, sans jamais y collaborer, la célèbre revue La Voce. Dans un saisissant renversement, c’est à Florence qu’il trouve sa langue, ce dialecte triestin qu’il se refusera de parler, pour en faire la « langue de la poésie » et pour dire les humbles, l’éthique de la pauvreté, la beauté simple du monde, sa caducité et sa vanité, la fuite des heures, la solitude inhérente à l’existence, une sagesse teintée de désespoir. Tout est là, des thèmes qui ne cesseront de traverser son œuvre et de s’y creuser.

L’autre volume, qui paraît dans le même calendrier, est Monàde (1978) de Fery (Ferruccio) Fölkel. Incarnation de l’identité de frontière propre au territoire de Trieste, Fölkel est le fils d’un juif né à Vienne, taciturne et ombreux, « inexistant » après la fin des Habsbourg, selon son fils, et d’une triestine catholique, aux ascendances slovènes et allemandes, des environs de Gorizia. Monàde, dont le titre est une expression dialectale que Joyce utilise dans une lettre à Svevo, et que nous avons traduit par Balivernes, exalte les splendeurs de la Mitteleuropa, ses traditions juives et ses langues, comme ses tragédies historiques. Animé d’une nostalgie qu’il disait lui-même « féroce », et l’esprit vif, concis, Fölkel s’y montre mélancolique et irascible dans son amour de ce qui n’est plus et en est aimé d’autant plus, un monde révolu qui le fit poète, mais aussi, et tout autant, chroniqueur et témoin. Il établit ainsi un dialogue émouvant et sans concession, âpre parfois, avec lui-même, avec son père et avec l’Histoire, en mémoire de cérémonies fastueuses ou funèbres, réelles ou imaginaires, pour une passion civique inapaisée.

 

Quels sont les titres à venir ?

La prochaine livraison comprendra un recueil de Biagio Marin, en dialecte de Grado, La Girlanda de gno suore, publié en 1922 par Giovanni Paternolli, libraire, typographe, éditeur et mécène, helléniste, connaisseur d’Homère, des tragiques et de Platon, comme des philosophies présocratiques et orientales, personnage à l’image de l’extraordinaire vitalité intellectuelle du cercle de Marin à Gorizia, où amis philosophes, hellénistes, latinistes et germanistes se côtoient. Paraîtra dans le même temps un premier volume consacré à Gino Brazzoduro, né à Fiume (Rijeka) en 1925. Cet ingénieur dans la métallurgie livra, à partir de 1980, des recueils simples et profonds sur la condition humaine, « en équilibre précaire entre d’innombrables frontières qui l’impliquent et le traversent ». D’autres volumes sont en cours de traduction, de Carolus L. Cergoly et de Fedoro Tizzoni, ainsi que de nouveaux recueils de Brazzoduro, Giotti et Marin.

 

Avez-vous d’autres projets d’édition concernant la région de Trieste, même en dehors de Triestiana?

Oui, deux, et un souhait. Se dessinent, pour les Cahiers de l’Hôtel de Galliffet, une anthologie de dix nouvelles de Giani Stuparich, parmi lesquelles Un anno di scuola et L’Erba nocca, ainsi que, pour les Éditions de la revue Conférence, une anthologie des poètes de la région triestine. Quant au souhait, il serait celui de convaincre un éditeur de traduire et de publier l’étude que Scipio Slataper consacra à Ibsen. D’un point de vue philosophique, cette étude me paraît d’une importance analogue à celle de La Persuasion et la Rhétorique de Carlo Michelstaedter.

 

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Éditions NOUS – Patrizia Atzei

Patrizia Atzei est philosophe, traductrice et co-directrice des éditions Nous. 

 

Quels sont les titres italiens les plus importants publiés par les éditions Nous, tous domaines confondus?

C’est une question difficile, pour un éditeur tous les titres comptent ! Le domaine italien est très important pour les éditions Nous, et chaque titre est une petite fierté. Il y a par exemple des auteurs dont l’œuvre est encore inexplicablement méconnue ou en tout cas sous-estimée en France, et qui nous tiennent particulièrement à cœur. On pourrait nommer Edoardo Sanguineti, Franco Fortini, Carlo Levi, ou encore Andrea Zanzotto

 

Quelques mots sur vos programmes de publication dans le domaine italien et sur les critères qui ont guidé vois choix.

Notre programme de traduction de l’italien est toujours très riche. Nous allons par exemple poursuivre la publication de textes de Carlo Levi et de Leonardo Sciascia, pour la collection « VIA », qui rassemble des textes d’auteurs d’hier et d’aujourd’hui qui portent sur l’Italie et sur le voyage en Italie. Aussi, nous avons au programme Nous crachons sur Hegel, livre culte de la féministe italienne Carla Lonzi, et Le maillon fort de Nuto Revelli, magnifique travail d’enquête sur la vie des femmes paysannes au Piémont. Deux livres très importants, dont nous allons publier la première traduction intégrale en français. 

 

L’Italie sera le pays à l’honneur du Salon du livre de Paris en 2023. Dans la perspective de cette échéance, avez-vous déjà pensé à des initiatives particulières?

Nous pensons qu’une participation des éditions Nous s’impose, compte tenu de la place que nous accordons au domaine italien dans notre catalogue. 

 

Lorsque vous avez publié des titres d’auteurs italiens, avez-vous déjà demandé aux Instituts culturels italiens en France (Paris, Strasbourg, Lyon et Marseille) d’organiser des présentations?

Nous avons eu le plaisir d’organiser des rencontres à l’Institut italien de Paris et nous serions heureux d’intensifier ce type d’événements, en particulier à Paris et à Marseille. 

 

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Éditions Ypsilon – Isabella Checcaglini

Isabella Checcaglini : née en 1975 à Foligno en Italie, elle s’installe à Paris en 1994. En même temps qu’elle termine sa thèse sur l’œuvre de Mallarmé à l’université de Paris8, elle fonde en 2007 Ypsilon Éditeur pour continuer à faire de la recherche en littérature autrement.

 

Dans les dernières années, quelles évolutions et quelles tendances avez-vous observées dans la littérature italienne? Et dans celle achetée en France?

Lectrice surtout de modern classics, comme disent les anglophones, et amatrice des dits classiques, je cherche dans les œuvres contemporaines une valeur intemporelle… je peux voir ainsi que la littérature italienne est bien aimée en France sans que les auteurs et autrices les plus connues en Italie le soient pareillement en France, par exemple un Michele Mari n’a pas eu hélas le même succès dans sa langue que dans la magnifique traduction française de Jean-Paul Manganaro. Mais Maria Attanasio peut-être va trouver un public plus large ici en France que dans son Italie qui est et reste encore hélas trop masculine pour ne pas dire machiste…

 

Quels sont les titres italiens les plus importants publiés par Ypsilon, tous domaines confondus (fiction, jeunesse, BD)? 

Les petites vertus de Natalia Ginzburg, Variations de guerre d’Amelia Rosselli, Le livre des erreurs de Gianni Rodari

 

Quelques mots sur vos programmes de publication dans le domaine italien et sur les critères qui ont guidé vois choix. 

La maison d’édition a été créée pour publier les œuvres encore inédites d’auteurs et d’autrices qui ont marqué leur époque, comme Pier Paolo Pasolini pour faire le nom d’une figure incontournable de la littérature italienne auquel je tenais tout particulièrement surtout parce qu’il n’était pas connu vraiment comme poète en France et j’aime spécialement cette partie de son œuvre immense. Je suis alors allée chercher dans les 2 tomes des « Meridiani » qui recueillent sa poésie et j’ai trouvé une pépite : le long poème intitulé F. que l’auteur lui-même souhaitait publier à part comme une lettre à son éditeur en témoigne. Nous avons publié C. dans une édition bilingue italien-français, F. pour Fica, C. pour Chatte, l’un des surnoms donnés au sexe féminin. Mais j’ai aussi participé à faire découvrir Amelia Rosselli en publiant son premier livre de poèmes Variations de guerre, à faire redécouvrir Sandro Penna et Natalia Ginzburg, en offrant des nouvelles éditions et traductions de leurs livres les plus importants devenus introuvables en France. Et j’ai eu aussi la chance d’éditer deux autres livres singuliers de deux grands auteurs italiens bien connus en France, Sciascia et Tabucchi, le tout premier livre du sicilien, Les fables de la dictature paru en 1950 malheureusement un peu oublié ; et le livre grec du toscan, Une chemise pleine de taches qui figurait dans sa bibliographie depuis 1999 mais n’avait jamais été traduit ni en italien ni en français mais que l’auteur a voulu faire traduire parle traducteur français du grand poète grec Yannis Ritsos.

 

Lorsque vous avez publié des titres d’auteurs italiens, avez-vous déjà demandé aux Instituts culturels italiens en France (Paris, Strasbourg, Lyon et Marseille) d’organiser des présentations? 

Après des nombreuses années sans rien demander à l’Italie et ses institutions, je me suis décidée à reprendre contact, pour le livre de Michele Mari, pour celui de Gianni Rodari ainsi que pour les deux livres de Maria Attanasio, sans beaucoup de succès… 

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