Entretien avec Federica Manzon, directrice éditoriale de Guanda
Auteur: Laura Pugno

Ce nouveau volet du cycle d’entretiens de newitalianbooks avec des directeurs, des rédacteurs et des éditeurs de maisons d’édition italiennes se poursuit avec Federica Manzon, directrice éditoriale de Guanda et récente lauréate, avec son dernier roman Alma (Feltrinelli), du prix Campiello 2024.
Comme toujours, la question est la suivante :
Comment décririez-vous l’identité de la maison d’édition Guanda aux lecteurs et lectrices de newitalianbooks à l’étranger ? Quelles sont ses caractéristiques et ses points forts ? Quels paris, littéraires ou non, ont le mieux fonctionné en Italie et éventuellement dans d’autres pays et pourquoi, selon vous ?
La maison d’édition Guanda a été fondée en 1932 et s’est principalement concentrée sur la poésie : la collection créée par Attilio Bertolucci accueille les plus grands poètes du monde entier et dans le catalogue consacré aux auteurs italiens, on trouve les noms des protagonistes de la poésie italienne du XXe siècle : Mario Luzi, Milo De Angelis, Patrizia Valduga, Maurizio Cucchi, Dario Bellezza… Cette tradition s’est ensuite consolidée dans les années 70 sous la direction de Giovanni Raboni. Et si les premières décennies des années 2000 ont vu les publications de poésie se concentrer presque exclusivement sur la scène internationale, en 2025 on assiste à un retour au scouting des voix italiennes grâce à la direction de Mario Santagostini, qui entend donner de l’espace et de la visibilité en particulier aux auteurs italiens de la génération des millennials, en particulier à ceux qui ont déjà un identité bien définie dans le monde de la poésie et arrivent maintenant au livre de la maturité (comme Marco Corsi, Alfonso Guida, Silvia Caratti, Alberto Pellegatta).
Dans les années 80-90, la maison d’édition ouvre son catalogue à la fiction, principalement étrangère. La ligne éditoriale se distingue par le goût de l’innovation, de l’anomalie, qui trouve son incarnation chez des auteurs et autrices qui écrivent en rejetant toutes les règles de la narration classique. C’est le cas du roman d’un jeune auteur écossais qui deviendrait rapidement un objet de culte pour toute une génération, Irvine Welsh avec son scandaleux Trainspotting ; ou du joyeux écrivain britannique Nick Hornby ; mais aussi d’Almudena Grandes et de son premier ouvrage transgressif Les âges de Lulù ; et du best-seller international de l’écrivaine indienne Arundhati Roy Le dieu des petits riens. La tradition des débuts réussis se poursuit en 2002, lorsque Guanda est le premier éditeur au monde à acquérir les droits du roman d’un jeune débutant qui allait se révéler quelques mois plus tard comme l’une des voix les plus intéressantes de la nouvelle littérature américaine : Jonathan Safran Foer.
Ces dernières années, la maison d’édition a connu de grands succès avec des romans souvent hybrides, capables de mélanger la fiction à l’essai et à l’autobiographie. C’est le cas des grands « romans sans fiction » de Javier Cercas, ou de l’autofiction à succès de Manuel Vilas Ordesa, du roman lauréat du prix Strega La ragazza con la Leica (La fille au Leica) (traduit dans de nombreux pays) où Helena Janeczek dresse le portrait de la photographe Gerda Taro à travers le regard, documenté et imaginé, d’hommes et de femmes qui lui ont été proches. Le succès de ces romans répond, à mon avis, à la recherche, par de nombreux lecteurs, d’un composant de « vérité » dans les pages, ce qui les amène à préférer des histoires qui proviennent directement de l’Histoire ou des événements dans lesquels le narrateur coïncide avec l’auteur lui-même et, dans cette identité, se fait garant d’une supposée vérité du récit (au grand dam du narrateur menteur du XXe siècle).
Cet intérêt pour l’histoire racontée sous forme narrative et littéraire a certainement été l’une des raisons du grand succès du roman de Fernando Aramburu Patria.
Avec l’évolution des scénarios culturels et éditoriaux, Guanda continue de revendiquer une attention exclusive à la production littéraire ; dans un passé très récent, la recherche de nouvelles voix sur la scène internationale s’est accompagnée de celle de nouveaux auteurs et autrices italiens. Parmi les voix qui ont le mieux fonctionné au cours de l’année dernière, on peut citer le roman de l’écrivaine et philosophe Ilaria Gaspari La reputazione, qui vient d’être traduit en brésilien et qui sera bientôt publié en français, et qui explore le thème de la médisance et de la fragilité de nos relations ; le succès de Virdimura de Simona Lo Iacono, qui raconte l’histoire de la première femme médecin au monde ; et les débuts de la jeune auteure Marta Aidala qui, avec La straniera, revendique un regard féminin sur la montagne et le monde qui l’habite (et qui sera publié en France l’année prochaine). Cette attention portée aux écrivaines s’est consolidée au début de l’année 2025 avec l’arrivée chez Guanda d’une voix importante du panorama italien, largement traduite à l’étranger, comme Nadia Terranova, qui, avec Quello che so di te, place au centre le thème de la mémoire et de l’héritage familial. Ce sont toutes des voix d’auteurs qui, chacune à leur manière, affirment une sensibilité et une liberté nouvelles dans la narration de l’Histoire et de la place des femmes dans le présent et, ce faisant, tracent pour moi une ligne idéale de dialogue avec les voix féminines de la littérature internationale de ces dernières années qui se sont imposées au public et à la critique.
L’idée de la maison d’édition est en effet de construire, avec les publications italiennes, un contrepoids qui dialogue avec les grands noms étrangers et puisse également contribuer à la constitution d’une communauté littéraire d’auteurs soucieux de trouver de nouvelles formes pour raconter les questions que nous ressentons comme les plus urgentes dans le présent: ce sera le cas, par exemple, avec les romans qui seront publiés en 2025 par Nicola Cosentino et Ferdinando Cotugno, deux noms éminents d’une nouvelle génération d’intellectuels et d’écrivains, qui abordent sous une forme narrative hybride la question de nos vies à l’époque de la crise du désir et de la crise climatique (thème également abordé dans le roman dystopique à succès de Bruno Arpaia Quelque chose, là-bas qui, en 2016, avait anticipé l’époque des récits climatiques et auquel l’auteur revient avec un nouveau roman Le monde sans hiver qui sera bientôt publié).
Un domaine d’exploration récent qui a porté ses fruits est celui du genre noir, auquel est consacrée la collection « Guanda noir », et qui voit la publication de romans à forte caractérisation contextuelle, où l’attention portée aux personnages et aux relations entre les protagonistes et les lieux est mise au centre : comme dans les romans très appréciés des lecteurs de Marco Vichi, qui fait de Florence et des collines environnantes la toile de fond des enquêtes de son commissaire Bordelli, ou le Milan féroce et sentimental des protagonistes de Gianni Biondillo et Gian Andrea Cerone (une série télévisée tirée des romans du commissaire Mandelli est en cours de préparation), ou le Trieste frontalier animé par des espions et des intrigues internationales dans le roman noir de Pietro Spirito (à paraître prochainement en France). Une collection plus récente, mais qui est devenue de plus en plus reconnaissable pour les lecteurs et les libraires.
