Entretien avec Andrea Gentile (il Saggiatore)
Auteur: Paolo Grossi
Écrivain et directeur éditorial de la maison d’édition il Saggiatore, Andrea Gentile est l’auteur, entre autres, de L’impero familiare delle tenebre future (il Saggiatore, 2012), I vivi e i morti (minimum fax, 2018), Apparizioni (nottetempo, 2020), Tramontare (minimum fax, 2021).
Ces dernières années, sous votre direction, la maison d’édition il Saggiatore a accompli une véritable métamorphose, qui a radicalement changé ses contenus et son image. Quelles ont été les étapes de ce processus de renouvellement et quels choix stratégiques l’ont guidé ? Quelle a été la réaction des lecteurs ?
Pour construire une identité, il faut commencer par se poser une question très simple : qui sommes-nous vraiment ? La première étape a été un véritable travail de fouille intérieure dans l’âme de la maison d’édition. Ce n’était pas seulement une question de relookage, mais une quête de sens. Il a fallu aussi changer les procédures, les méthodes de travail et, plus en profondeur, la vision des choses.
Je vais tenter une synthèse nécessairement partielle de certaines de ces étapes :
– supprimer toutes les collections, avec l’objectif de « réinventer le lecteur » de notre maison d’édition. Quelque part, il y avait un lecteur du Saggiatore qui ne savait pas encore qu’il en était un. Il devait être un lecteur du Saggiatore plutôt qu’un lecteur des auteurs du Saggiatore, un lecteur entre 20 et 40 ans plutôt qu’entre 50 et 70 ans, un lecteur qui s’intéressait aux éditions du Saggiatore non seulement parce qu’il en aimait le catalogue, mais parce qu’il était attiré par ses choix esthétiques, qui évoquaient à ses yeux un imaginaire très contemporain, à la fois prestigieux et courageux ;
– supprimer les collections de poche, dans la conviction que pour un catalogue comme le nôtre, il s’agissait d’un instrument obsolète, pour diverses raisons. Et ce n’est pas tout : en plaçant les grands classiques du catalogue dans la même série que les nouveaux écrivains, nous avons voulu dire qu’un premier livre dans le domaine des sciences humaines ou un premier roman avaient la même valeur qu’un Kerényi ou un de Beauvoir ;
– créer de nouveaux paradigmes dans la conception des livres, éviter de se laisser séduire par l’actualité, mettre en avant des univers symboliques et des emblèmes. Mais aussi concevoir des livres avec l’idée qu’ils pourront être lus même après quelques décennies ou au moins quelques années, et les concevoir, s’ils sont italiens, avec une vision internationale ;
– abandonner l’hétérogénéité de styles des différentes collections d’autrefois, en se faisant guider par une exigence d’absolu : même lorsqu’il s’agit d’un essai, tout livre doit être écrit sur un mode littéraire. En même temps, publier des livres qui font parfois dire à nos interlocuteurs : « c’est un livre que seul le Saggiatore pouvait faire » ;
– mettre en place une politique d’auteur radicale. C’est-à-dire publier des voix (ou des auteurs) et non des livres. En d’autres termes, rompre avec des pratiques courantes dans l’édition qui fonctionnent plus ou moins comme ceci : je publie votre livre, je vérifie ses progrès, j’attends que vous m’en proposiez un deuxième, puis je déciderai si le publier ou non en fonction de ces progrès. Nous avons voulu mettre en place un processus complètement opposé : l’éditeur est toujours l’interlocuteur de l’auteur. Il ne s’agit pas d’un processus romantique, mais industriel, pour ainsi dire : si je travaille pendant des années sur un livre, je dois valoriser au maximum ce qui en reste, à savoir l’auteur. La voix. Si, en revanche, je ne considère un livre que comme un produit autonome, je risque d’avoir investi beaucoup de temps pour un résultat qui se consomme en quelques semaines, c’est-à-dire dans le temps qu’il faut pour que le livre soit en librairie ;
– en même temps, mettre au centre l’éditeur. Pour construire une identité de manière millimétrique, l’éditeur doit être l’éditeur et ne peut pas faire de compromis. Un exemple : les auteurs pensent parfois qu’ils doivent s’exprimer sur la couverture. Mais un éditeur n’a pas seulement le professionnalisme nécessaire pour concevoir la bonne couverture d’un livre, il a également une connaissance précise de sa propre identité, qui est en constante construction, et dispose d’une énorme quantité d’informations, que l’auteur ne soupçonne même pas, provenant d’un grand nombre d’acteurs du secteur, dont un éditeur doit tenir compte. Une partie intégrante de l’identité du Saggiatore, même si elle est la plus cachée, est la suivante : l’éditeur est le gardien de la poétique de l’auteur, mais il doit pouvoir faire son travail. Avant qu’un auteur ne signe un contrat, il reçoit un long document, intitulé « Le travail éditorial », qui illustre comment nous travaillons, car un éditeur sait parfaitement comment, quand et pourquoi sortir un livre donné. C’est un acte poétique mais aussi un acte d’honnêteté ;
– construire un atelier de formation au sein de la maison d’édition. En d’autres termes, viser les jeunes talentueux de 25 ans, les jeter dans la mêlée de différentes manières, en les faisant souvent tourner dans divers emplois, même les plus hétérogènes, afin qu’ils puissent apprendre à connaître ce travail sous tous ses aspects. C’est beaucoup de travail, mais cela a souvent porté ses fruits ;
– une identité éditoriale ne se construit pas seulement à travers les livres, mais à travers toute manifestation publique ou privée des membres de la maison d’édition. Nous avons donc étudié, à partir de notre identité de base, tout acte comme un acte éditorial, c’est-à-dire comme un acte de conception. Même les enveloppes utilisées pour envoyer les livres aux journalistes sont « rouges Saggiatore », très différentes des enveloppes jaunes ordinaires ;
– travailler à l’affermissement d’une « mentalité d’entreprise ». Pour concevoir une maison d’édition, il ne suffit pas d’inventer et de concevoir des livres. Les membres de la maison d’édition doivent être formés aux chiffres. Une proposition éditoriale n’est jamais faite sans un business plan ; aucune idée ne peut être acceptée, ni même mise à l’épreuve sans un raisonnement économique. En d’autres termes, avoir comme objectif une maison d’édition d’intellectuels ayant des connaissances en gestion.
La réponse des lecteurs a été jusqu’à présent excellente. Au cours de ces sept années, Il Saggiatore a réalisé un chiffre d’affaires de +175% et augmenté ses ventes de +111%.
La décision d’abandonner la structure des séries semble priver le lecteur d’un instrument d’orientation dans le vaste territoire du catalogue. Comment surmonter cet inconvénient ? Quelles sont pistes proposées au lecteur qui consulte le site web du Saggiatore ?
Le premier utilisateur qu’il a fallu « accompagner » dans cette cette révolution a été le libraire : nous avons créé beaucoup de documentation au fil des ans pour lui faire comprendre notre façon de travailler. Aujourd’hui, la plupart des libraires ne se posent même plus le problème : ils ont devant leurs yeux une « constellation Saggiatore », et peu importe qu’il s’agisse de romans ou d’essais. C’était l’un des objectifs que nous voulions atteindre. Sur le site web, en revanche, le lecteur peut parcourir le catalogue par tags, mais je ne vous cache pas que, compte tenu de la nature hybride de nos textes, nous nous trouvons souvent dans des situations délicates. Il est difficile de dire, par exemple, qu’un livre porte sur l’« économie », car ce même livre, par ses caractéristiques, pourrait également être lu par quelqu’un qui cherche des livres d’histoire. La vérité est que les lecteurs du Saggiatore sont désormais habitués à cette constellation. Ils savent qu’en publiant un livre sur les algorithmes, un livre de poésie, un essai sur le capitalisme et un roman de deux mille pages, nous construisons un seul grand discours.
Il Saggiatore est traditionnellement identifié comme un éditeur de non-fiction. Mais aujourd’hui, le catalogue comprend également des œuvres de fiction, de poésie, etc. : quelles pistes comptez-vous suivre dans ces domaines ? Quel rôle les auteurs italiens joueront-ils ? Ou les auteurs débutants ? Et quels choix de communication ont été faits pour rendre visible cette dimension littéraire du catalogue ?
Les livres d’auteurs italiens représentent actuellement près de 50% de la production annuelle. Ces dernières années, la grande majorité des auteurs italiens de non-fiction et de fiction étaient des auteurs débutants : nous avons constitué un vivier d’auteurs qui font partie d’un écosystème. Cet écosystème comprend également une très jeune plateforme de podcasts (Voci) et un jeune magazine en ligne (The Italian Review). L’avenir de l’édition appartient à ceux qui sont capables de créer des connexions neuronales entre les contenus. Il faut faire entrer le travail de l’éditeur non seulement dans le livre, mais aussi dans d’autres mondes.
Une dernière question porte sur le domaine spécifique de newitalianbooks : la promotion du livre italien à l’étranger. Parmi les titres italiens que vous avez publiés ces dernières années, lesquels ont suscité un intérêt particulier de la part des éditeurs internationaux ?
Cela fait également partie d’une stratégie très précise. Ayant publié de nombreux ouvrages italiens à vocation internationale et ayant considérablement accru son prestige à l’étranger, la maison d’édition a augmenté ses ventes à l’étranger de 152 % au cours des quatre dernières années. Parmi les titres qui ont eu plus de succès à l’étranger : Breve storia della pasta de Luca Cesari, A spasso con i centenari de Daniela Mari, Ghiaccio de Marco Tedesco et Flores d’Arcais, Hamburg de Marco Lupo.