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13 octobre 2024

Entretien avec Andreas Rötzer (Matthes & Seitz Berlin)

Auteur: Maria Carolina Foi, Université de Trieste

Entretien avec Andreas Rötzer (Matthes & Seitz Berlin)

Andreas Rötzer (Munich 1971) a étudié la philosophie à Passau et à Paris. Après avoir travaillé à partir de 1999 comme comptable à la maison d’édition Matthes & Seitz à Munich, il a fondé la maison d’édition Matthes & Seitz Berlin en 2004. En 2017, il a été nommé éditeur de l’année par le magazine Buchmarkt.

 

 

Matthes & Seitz Berlin a un logo qui rappelle celui d’une prestigieuse maison d’édition italienne, Adelphi. A-t-il une signification particulière ou s’agit-il d’une simple coïncidence ?

 

Je ne peux pas dire avec certitude s’il s’agit d’un hasard, mais je sais que Roberto Calasso et le fondateur de Matthes & Seitz, Axel Matthes, se connaissaient très bien. Quoi qu’il en soit, l’histoire raconte qu’Axel Matthes a trouvé notre logo, représentant un masque Kanaga, dans un magazine français des années 1920. Ce magazine présentait des images de gravures rupestres nord-africaines, très variées et toutes très frappantes, et Matthes a choisi l’une d’entre elles pour en faire son logo. Ce logo devait suggérer que le programme éditorial était (et est toujours) animé par une diversité vibrante, alors orientée contre un rationalisme perçu presque comme une religion. Entre-temps, le logo de Matthes & Seitz est également devenu un emblème de la Global African Community et est également répandu dans des contextes très différents : à Berlin, par exemple, si l’on aiguise son regard, on le découvre sous forme de graffitis sur de nombreux murs et entrées d’immeubles. Aujourd’hui, on peut se demander si cette utilisation du masque Kanaga comme logo était une appropriation. Dans un certain sens, c’est le cas, mais il est également vrai que le signe a connu deux phases d’évolution différentes au cours des cinquante dernières années.

 

 

Quand la maison d’édition a-t-elle été fondée ? Avec quel profil ?

 

Matthes & Seitz a été fondée en 1977 en opposition à un mainstream théorique alors très marqué par le marxisme. La maison d’édition voulait ramener les positions métaphysiques dans le dialogue intellectuel, et en cela elle est très proche d’Adelphi. Même dans le catalogue, des auteurs communs aux deux maisons d’édition ont joué et jouent encore un rôle important : Antonin Artaud, bien sûr, Georges Bataille, mais aussi Cristina Campo, Simone Weil, René Girard, Warlam Shalamov et Emmanuel Carrère. Axel Matthes a également publié des classiques inconfortables comme de Sade. Bref, ils proposent des auteurs qui vont à l’encontre d’une certaine monotonie rationaliste et visent à redonner une dimension verticale à la pensée. L’idée était en somme d’opposer le métaphysique au physique. C’est le cœur du projet qui a permis à Matthes & Seitz de devenir dans les années 80 une maison d’édition culte et de publier de nouveaux auteurs tels que Jean Baudrillard, Botho Strauss ou Roland Barthes.

 

De quand date votre rencontre avec la maison d’édition ? S’est-elle transformée depuis que vous en êtes le directeur ?

 

J’ai, pour ainsi dire, commencé le deuxième acte. Je suis entré en 1999 en tant que comptable et j’ai en même temps terminé mon doctorat. Axel Matthes m’a ensuite vendu la maison d’édition et depuis lors, je suis l’éditeur de Matthes & Seitz Berlin dans la capitale allemande. Mon objectif était, et est toujours, de perpétuer cette tradition éditoriale, de la transporter dans un présent toujours nouveau, de faire naître de nouvelles voix, mais de le faire d’une certaine manière dans l’esprit originel, qui a toujours été sauvage, sale, agité, rebelle. Il n’est pas facile de maintenir en vie ce penchant rebelle et de survivre en tant que maison d’édition indépendante dans un zeitgeist qui, apparemment, permet tout, englobe et incorpore tout, mais qui est également prêt à l’effacer.

 

 

Qu’entendez-vous exactement par « sale » ?

 

Par « sale », j’entends l’excès inévitable, ce surplus qui ne fait que rendre la vie vivante et qui est pourtant contrôlé, contenu et balayé par la morale, les conventions, etc. Il faut rester agité.

 

 

Les contextes de référence sont aujourd’hui très différents de ceux des années 1980. Comment la maison d’édition peut-elle susciter un effet de contagion ? Qu’est-ce qui serait contre-courant aujourd’hui, selon vous ?

 

C’est précisément la question, une question importante et stimulante que je me pose en permanence. C’est justement parce que les contextes sociaux ont beaucoup changé qu’il est difficile aujourd’hui d’aller à contre-courant en se référant à des positions dépassées qui ont pénétré profondément dans la société. Matthes & Seitz aspire à être toujours en rupture avec le courant dominant. Mais pour cela, il faut d’abord comprendre ce qu’est le mainstream. Ce n’est pas une tâche facile. D’abord parce qu’une maison d’édition indépendante comme la nôtre, qui s’autofinance par la vente de ses livres, doit aussi viser le succès économique. Et pour atteindre ce succès économique, il faut en effet s’inscrire dans l’air du temps. Sinon, il faut soit avoir de la chance, soit faire très attention à ne pas se ruiner. Cependant, je ne suis pas tout à fait d’accord avec mon prédécesseur pour dire que la qualité littéraire et le succès économique s’excluent mutuellement. Je cite ce qu’Axel Matthes a dit, je crois que c’était dans les années 1990 : si nous nous retrouvons dans les listes de best-sellers, alors nous savons que nous avons fait quelque chose de mal. Il y a du vrai là-dedans, mais ce n’est pas toute la vérité. Nous ne pouvons pas nous passer des listes de best-sellers. Mais c’est là qu’intervient l’art du mélange, qui est toujours réinventé de fond en comble chaque semestre avec le calendrier des publications. Ce mélange, qui réussit brillamment à Adelphi depuis des décennies.

 

Mais combien y a-t-il de Mattes & Seitz ? La maison d’édition se caractérise par un grand nombre de séries et de maisons d’édition différentes.

 

Matthes & Seitz Berlin existe depuis 2004. La maison d’édition munichoise, fondée en 1977, a terminé ses activités et Matthes & Seitz Berlin les a reprises. Depuis, pour la fiction, nous avons Frank Witzel et Anne Weber, lauréats du Deutscher Buchpreis, mais aussi de nombreux auteurs allemands qui ont remporté d’autres prix, comme Joshua Groß et Philipp Schönthaler. Comme mon idée d’une maison d’édition s’inspire des maisons d’édition françaises et peut-être aussi italiennes, j’aime concevoir le programme d’édition en collections. J’aime les collections pour m’orienter et, bien sûr, pour orienter les lecteurs. C’est pourquoi, par exemple, nous avons une collection intitulée « Fröhliche Wissenschaft » (Science joyeuse) avec la devise « C’est dans toutes les poches mais pas dans toutes les têtes », qui publie de courts essais d’Agamben, de Girard, de Byung-Chul, Han Heide Lutosch ou Jens Balzer avec un livre très pertinent sur le phénomène Wokeness après le 7 octobre. Il y a aussi la collection « Naturkunden », que nous avons lancée en 2013 et qui est devenue un élément important de l’essor de Nature Writing. Au cours des cinq dernières années, nous avons également acquis trois marques. La première est Friedenauer Presse, une merveilleuse maison d’édition qui existe depuis près de soixante ans, avec des auteurs tels que Vigevani, Babel ou Tchekhov, et maintenant aussi de nouvelles voix intéressantes comme Millay Hyatt et Anna Katharina Fröhlich. Ensuite, nous avons fondé une maison d’édition pour la jeune littérature allemande contemporaine, Rohstoff. Il s’agit d’un merveilleux projet d’édition qui offre une plateforme à la littérature contemporaine jeune, expérimentale et téméraire. Nous publions des textes qui n’auraient pas leur place dans le paysage éditorial allemand actuel. Le titre de notre projet interne était « Die Unverkäuflichen » (Les invendables) : d’une part, les invendables d’un point de vue moral, mais aussi les invendables d’un point de vue économique, ou du moins les invendables difficiles à vendre. C’est pourquoi les premiers tirages sont limités, de même que les prix, de 6 à 12 euros. Nous voulons que les personnes qui n’ont pas les moyens d’acheter des livres à plus de 20 euros puissent les lire. A noter que l’un de ces titres est en passe de devenir presque un best-seller ou du moins très populaire : Hermelin auf Bänken de Patrick Holzapfel. La troisième marque est August Verlag, acquise il y a quelques années pour renforcer notre catalogue de non-fiction.

 

Quels écrivains italiens la maison d’édition propose-t-elle au public allemand ?

 

Il y a deux grands Italiens issus de l’ancien catalogue d’Axel Matthes. Cristina Campo et d’Annunzio, qu’Axel aimait beaucoup. J’aimerais ensuite être l’éditeur d’Italo Svevo, qui est toutefois disponible en allemand depuis longtemps. Nous avons toujours été assez prudents avec l’Italie, il existe d’autres éditeurs spécialisés. Mais il y a tant à découvrir dans la littérature italienne, et si vous aimez la littérature, vous ne pouvez pas ne pas publier des écrivains comme Maria Messina ou Anna Maria Ortese. Elles sont publiées par Friedenauer Presse, qui envisage de se concentrer sur l’Italie à l’avenir. Matthes & Seitz Berlin prépare une petite édition des œuvres de Furio Jesi. Giorgio Agamben, Donatella Di Cesare et Remo Bodei sont également bien représentés. L’édition complète en quatre volumes du Zibaldone de Leopardi est un joyau particulièrement précieux dont nous sommes très fiers. Il s’agit probablement de la voix poétique et intellectuelle italienne la plus importante du XIXe siècle, qui reste d’ailleurs presque inconnue en Allemagne. Idéalement, nous le plaçons aux côtés de Nietzsche, qui est en quelque sorte le parrain spirituel de la maison d’édition. Et je me réjouis de lire bientôt en allemand le Giornale di guerra e di prigionia de Carlo Emilio Gadda, traduit à partir de la nouvelle édition Adelphi.

 

 

Vous préférez donc les classiques, et pourquoi les classiques italiens ?

 

Tout d’abord, je suis un lecteur qui aime lire des livres « chevronnés ». J’aime lire des classiques ou me nourrir de classiques. Je pense qu’il est important de les lire pour se confronter à d’autres formes de connaissances, de visions du monde, de philosophies. C’est une préférence personnelle. La littérature italienne contemporaine est un terrain difficile pour moi, car je ne lis pas l’italien couramment, et nous avons donc tendance à nous concentrer sur les classiques, ne serait-ce que pour des raisons de compétence.

 

 

 Judith Schalansky est une auteure à succès qui s’est également fait un nom en tant qu’éditrice de la série « Naturkunden » au graphisme raffiné. En 2020, elle a également reçu le Premio Strega Europa.

 

Depuis les années 1980, la conception de livres est extrêmement importante pour la maison d’édition. En d’autres termes, il s’agit d’une tradition de l’édition. J’ai toujours voulu faire des livres qui avaient une sorte de valeur antiquaire, parce que j’ai été, pour ainsi dire, socialisée dans une librairie antiquaire où j’ai travaillé pendant longtemps. En d’autres termes, des livres qui, dans cinquante ans, se vendront encore à des prix élevés dans les librairies d’occasion. C’est mon idéal du livre, ce sont les livres que je veux faire.

 

 

Faire coexister Rohstoff, dans laquelle l’intelligence artificielle joue également un rôle, et une tradition éditoriale raffinée : est-ce là votre objectif ?

 

Oui, établir un lien productif entre l’avenir et le présent est l’objectif de mon travail d’éditeur. Comme devise, je pourrais reprendre une citation de Donna Haraway : « Staying With the Trouble ».

 

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