Entretien avec Cecilia Schwartz (Université de Stockholm): le livre italien en Suède
Auteur: Paolo Grossi
Cecilia Schwartz est professeur associé de littérature italienne à l’Université de Stockholm. Elle a travaillé sur les aspects transnationaux de la littérature italienne, de la figure du médiateur littéraire aux images de l’italianité. Elle a publié de nombreux essais sur la traduction, la circulation et la réception des œuvres italiennes en Suède, dont le volume Libri in viaggio. Italian Classics in Sweden (Stockholm, 2013), édité avec Laura Di Nicola. Il y a quelques mois, l’éditeur Carocci a publié son livre La letteratura italiana in Svezia. Autori, editori, lettori (1870-2020) (La littérature italienne en Suède. Auteurs, éditeurs, lecteurs) dans lequel est présenté un tableau exhaustif, unique en son genre, de la présence du livre italien en Suède sur une période d’un siècle et demi.
Quand et comment la recherche qui est en arrière-plan de ce livre a-t-elle commencé ?
C’est arrivé par hasard. J’ai été approchée en 2011 par Laura Di Nicola, professeure à l’Université La Sapienza (que je ne connaissais pas alors) pour donner une conférence sur la littérature italienne en Suède lors d’un colloque international consacré à Italo Calvino. Je me suis d’abord concentrée sur les années 1945-85, mais je me suis ensuite demandée ce qui s’était passé avant 1945 et après 1985. Plus tard, en 2016, j’ai participé à un projet de recherche sur la littérature mondiale dirigé par le professeur Stefan Helgesson de l’université de Stockholm et j’ai donc pu poursuivre mes recherches dans un environnement stimulant et créatif.
Il n’y a pas beaucoup de recherches qui traitent de la réception éditoriale d’une littérature dans une autre langue. Lorsque vous avez entrepris d’étudier la présence de livres italiens en Suède, avez-vous pris pour modèle d’autres recherches similaires en Europe ?
Il existe essentiellement deux catégories de recherches de ce type : soit des études publiées dans des revues qui, pour des raisons d’espace, ne peuvent offrir un tableau exhaustif, soit des anthologies avec des essais consacrés à des sujets spécifiques. Mon intention était plutôt de donner une image large et approfondie du parcours de la littérature italienne en Suède : comme je n’ai pas trouvé de modèle à suivre, j’ai essayé d’en créer un moi-même. Le livre découle donc de l’intention de fournir une petite contribution à l’étude de l’histoire de la littérature italienne par-delà les frontières, en proposant une méthodologie qui pourrait facilement être appliquée à d’autres contextes.
Y a-t-il, à votre avis, des traits particuliers qui caractérisent la relation entre le livre italien et l’édition suédoise ?
Oui, plusieurs. Je vais vous donner trois exemples. L’une des choses qui saute aux yeux est la présence relativement faible de « livres de divertissement » traduits de l’italien en Suède. Cette absence m’a surpris, car une de mes collègues danoises, Hanne Jansen, a remarqué une influence considérable des romans policiers italiens au Danemark. En Suède, la plupart des livres traduits sont des livres qui jouissent d’un certain prestige littéraire : des romans contemporains, reconnus par la critique italienne et/ou internationale, aux classiques anciens et modernes. L’exemple de la littérature italienne en Suède ne confirme donc pas l’idée répandue que les livres en circulation dans le monde sont standardisés et faciles à lire. Un autre trait particulier concerne les éditeurs qui ont participé à la publication de livres traduits de l’italien. Je ne m’attendais pas, par exemple, à ce que la grande maison d’édition Bonniers ait autant contribué au succès que la littérature italienne a connu en Suède dans les années 1950-70. Après le départ de Bonniers (en raison de la crise de l’édition suédoise en 1970-71), le nombre d’éditions publiées a augmenté mais leur visibilité était moindre. Un dernier exemple concerne l’importance des maisons d’édition de niche, à commencer par Italica, qui a commencé avec la publication des poèmes de Quasimodo (avant le prix Nobel), jusqu’à la plus récente Contempo, fondée en 2011, qui ne publie que des livres traduits de l’italien.
Dans votre introduction, vous soulignez comment l’asymétrie caractérise généralement les échanges transnationaux dans le domaine littéraire (chronologie asymétrique, sélection asymétrique et différence entre canon interne et externe). Pouvez-vous nous donner quelques exemples illustrant cette relation asymétrique ?
Oui, les asymétries sont présentes à tous les niveaux et constituent en soi un sujet fascinant qui mérite d’être étudié plus en profondeur. Un exemple de chronologie asymétrique nous est fourni par la découverte et la redécouverte d’écrivaines tels que Anna Maria Ortese, Dacia Maraini, Fleur Jaeggy et Natalia Ginzburg, qui ont été rééditées, à nouveau traduites ou même traduites pour la première fois à la suite de la « fièvre Ferrante ». Même au niveau du répertoire d’auteur, c’est-à-dire de l’ensemble des œuvres traduites d’un auteur, les asymétries chronologiques sont remarquables, si l’on pense par exemple au premier roman d’Italo Calvino, Il sentiero dei nidi di ragno (1947), traduit pour la première fois en 2016 et par conséquent accueilli avec un certain étonnement par les critiques suédois qui ne connaissaient pas la production plus « néo-réaliste » de l’auteur. Ces asymétries sont importantes pour la réception à travers les frontières, car les lecteurs étrangers sont contraints de lire les œuvres d’un écrivain traduit dans un ordre différent de celui de l’original.
La sélection tend également à être asymétrique, dans la mesure où certains ouvrages sont sélectionnés pour la traduction et d’autres non. Au niveau du répertoire complet, qui comprend toutes les œuvres traduites d’une certaine langue, il y a des textes et des écrivains sélectionnés plus d’une fois, comme dans le cas des retraductions (par exemple, la Comédie de Dante, Pinocchio, Lessico famigliare, etc.), tandis que d’autres ne sont jamais traduits, ce qu’on appelle les non-traductions (Gadda, par exemple, n’a jamais été traduit en suédois). La même sélection asymétrique se répète au niveau du répertoire des auteurs, comme dans le cas de Deledda, dont le roman Elias Portolu a fait l’objet de pas moins de deux traductions et de trois rééditions, alors que d’autres de ses œuvres sont restées non traduites, par exemple La madre, l’un de ses plus beaux romans qui n’a jamais été traduit en suédois.
Une dernière question, enfin, concerne, plus généralement, la situation actuelle du livre italien en Suède. Y a-t-il eu des changements importants au cours des quinze dernières années ? Quelles sont les tendances les plus pertinentes aujourd’hui ?
Je pense que la « fièvre Ferrante » a beaucoup contribué à la féminisation de ces dernières années. Dans le sillage de son énorme succès, un certain nombre d’écrivaines qui avaient fait leurs débuts bien avant Ferrante ont été relancées, comme nous l’avons déjà mentionné. Il est évident que les éditeurs suédois sont à la recherche d’une « nouvelle Ferrante », une recherche qui se manifeste par la traduction actuelle d’écrivains italiens contemporains tels qu’Ilaria Tuti, Rosa Ventrella et Claudia Durastanti. Il faut toutefois préciser que Ferrante avait un « précurseur » en la personne de Silvia Avallone (autre exemple de chronologie asymétrique), qui avait suscité chez le public suédois un intérêt marqué pour l’amitié féminine dans un contexte populaire caractérisé par des conflits sociaux, autant de thèmes qui s’inscrivent parfaitement dans la longue tradition suédoise de la littérature ouvrière.
Une autre tendance, enfin, concerne la redécouverte des classiques du XXe siècle : outre Ginzburg, les œuvres de Calvino, Pasolini, Morante, Pirandello, etc. sont désormais traduites ou traduites à nouveau. Le capital symbolique du passé, dont la littérature italienne a toujours été bien pourvue, comprend désormais aussi les grands noms du XXe siècle.