En traduction
10 janvier 2023

Gabriele d’Annunzio en traduction – Première partie

Auteur: Mario Cimini, 'G. d'Annunzio' University of Chieti-Pescara and Elisa Segnini, University of Glasgow

Gabriele d’Annunzio en traduction – <i>Première partie</i>

La fortune internationale de Gabriele d’Annunzio (1863-1937) passe avant tout par la traduction de ses œuvres en français, une opération qui le projette sur la scène européenne comme un écrivain d’avant-garde, dans la lignée des tendances décadentes et symbolistes. D’une part, il se nourrit abondamment de la culture française et, d’autre part, il considère le pays transalpin comme le terrain idéal pour la diffusion et l’affirmation de sa vision moderne de l’art. C’est Georges Hérelle (1848-1935), vers la fin de 1891, qui propose à l’écrivain la réalisation d’une première traduction, celle du roman L’Innocente. Sous le titre L’intrus, l’ouvrage est d’abord publié en feuilleton dans le journal parisien Le Temps (fin 1892), puis en volume en 1893 chez Calmann-Lévy. Les traductions des autres romans suivent, publiées d’abord dans des revues prestigieuses comme la Revue de Paris et la Revue des deux mondes, puis en volumes chez Calmann-Lévy : Giovanni Episcopo (Episcopus et Cie, 1895) ; Il piacere (L’Enfant de volupté), Triomphe de la mort (Triomphe de la mort, 1896), Le vergini delle rocce (Les Vierges aux rochers, 1897) ; Il fuoco (Le Feu, 1901). Il existe de nombreuses rééditions de ces volumes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Mais d’Annunzio se concentre également sur le théâtre. Il a fait traduire La città morta par Hérelle presque en temps réel (en 1897) et a essayé de le faire passer pour un texte original en français (ce qui est le bien cas pour Le Martyre de Saint Sébastien). Malgré la tiédeur de l’appréciation du public français, des traductions ont suivi (pas toujours la mise en scène) de La Gioconda et La Gloria (rassemblées avec La città morta dans le volume Les Victoires mutilées, Calmann-Lévy, 1903), de La figlia di Iorio (La fille de Iorio), Calmann-Lévy, 1905, et de Francesca da Rimini, (Calmann-Lévy, 1913). 

Moins incisive a été l’activité de Georges Hérelle dans le domaine de la poésie de D’Annunzio (toujours en raison de l’insatisfaction permanente de l’auteur) ; une anthologie de textes issus de ses premiers recueils poétiques, Poésies (1878 – 1893), Calmann-Lévy, 1912, a été publiée en 1912, tandis que la traduction de Laus vitae, à laquelle Hérelle a travaillé pendant de nombreuses années, est restée inédite (elle n’a été publiée par Calmann-Lévy qu’en 1947, sous la direction de Guy Tosi).

Lorsque l’association avec Hérelle prend fin (en raison de désaccords portant précisément sur le mode de traduction), la traduction du roman Forse che sì forse che no, 1910, est confiée à la maîtresse du moment, Nathalie de Goloubeff, et celle des tragédies La nave et Fedra à Ricciotto Canudo. Après la Première Guerre mondiale, d’Annunzio trouve en André Doderet (1879-1949) un traducteur plus fidèle à ses exigences, prêt, comme il le souhaitait, à « dannunzianeggiare », c’est-à-dire à être extrêmement fidèle à son style. C’est à Doderet que nous devons les traductions de Ritratto di Luisa Bàccara (Portrait de Loÿse Baccaris, Éditions du « Sagittaire », 1925), Contemplazione della morte (Aspects de l’inconnu. Contemplation de la mort, Calmann-Lévy, 1928), La Leda senza cigno (La Léda sans cygne, Calmann-Lévy, 1922), Notturno (Nocturne, Calmann-Lévy, 1923), La fiaccola sotto il moggio (La Torche sous le boisseau, Calmann-Lévy, 1928, Fedra (Phèdre, dans la Revue de Paris, août-octobre 1924), La nave, (émission radiophonique, 1942) et Solus ad solam (Solus ad solam, journal d’un amour, Éditions Balzac, 1944, Calmann-Lévy, 1947). 

 

Les premières traductions anglaises suivent la vague de succès des traductions françaises et sont fortement influencées par elles. Trionfo della morte est traduit aux États-Unis par Arthur Hornblow (The Triumph of Death, G. H. Richmond & co, 1896) et en Angleterre par Georgina Harding (Heinemann, 1896). Dans les deux cas, le texte est soumis à de nombreuses coupures. De nouveau, Harding, avec la collaboration d’Arthur Symons (qui s’occupe des sonnets), traduit Il piacere (The Child of Pleasure, Heinemann, 1898), en reproduisant l’ordre des chapitres de la version d’Hérelle. Il fuoco (La flamme de la vie), traduit par Magda Sindaci sous le pseudonyme de Vivaria Kassadra, a été publié la même année que la publication italienne par différents éditeurs à Londres (Heinemann), Boston (H. Fertig) et New York (L.C. Page & Company). C’est surtout Arthur Symons, critique littéraire associé au mouvement symboliste et important médiateur de l’œuvre de d’Annunzio dans les pays anglophones, qui s’occupe du théâtre et traduit La città morta (Heinemann, 1900) ; La Gioconda (R. H. Russell, 1900) ; Francesca da Rimini (Heinemann, 1902). Symons a également traduit La figlia di Iorio et La fiaccola sotto il moggio, qui sont toutefois restés à l’état d’ébauche.

 

Comme l’a montré Cesare De Michelis (1989), d’Annunzio a été présenté au public russe dès 1890. En 1893, en même temps que l’édition française en volume, L’innocente a été publié dans Severnye cvety, une revue associée à la poétique symboliste naissante, dans la traduction de Michail Ivanov. On peut également trouver de nombreuses traductions de d’Annunzio dans la plus importante revue du symbolisme russe, Skorpion. Parmi les traducteurs et critiques de D’Annunzio figuraient certains des principaux auteurs de l’époque : Jurgis Baltrušaitis, Valery Bryusov, Alexandr Ivanov, Alexandr Blok, Mikhail Kuzmin. Entre 1910 et 1912, deux éditions des œuvres de D’Annunzio sont parues à quelques années d’intervalle en douze volumes, mais aucune ne comprenait de poésie. Pendant les années de l’ « exil français » de d’Annunzio (1910-15), la France a joué un rôle important de médiateur pour la Russie. Dès lors, c’est surtout le théâtre (traduit par Jurgis Baltrušaitis) qui connaît le succès, avec une préférence pour les œuvres composées en français. La renommée de D’Annunzio parmi les intellectuels russes culmine avec la mise en scène de Pisanelle par Vsevolod Mejerchol’d à Paris (1913), tandis que, après la révolution de 1917, elle survit surtout parmi les exilés russes. En Union soviétique, seuls les textes les plus proches du vérisme, comme les Novelle della Pescara, restent en circulation. 

 

Dans les pays germanophones, la médiation de Stefan George, qui a publié en 1899 trois poèmes de d’Annunzio dans la prestigieuse revue Blätter für die Kunst, est fondamentale. La même année, l’article de Hugo von Hofmannsthal, « Gabriele d’Annunzio », est paru dans le Frankfurter Zeitung, ce qui a contribué à la renommée de l’écrivain auprès des critiques. Entre décembre 1894 et janvier 1895, Hermann Bahr a publié Giovanni Episcopo dans Die Zeit. Même dans les pays germanophones, l’intérêt pour d’Annunzio augmente considérablement après le succès des traductions d’Hérelle, et en 1896, Samuel Fischer devient son éditeur officiel, avec la clause (jamais respectée) d’exclusivité sur les traductions de nouvelles œuvres. La prose est confiée à Maria Gagliardi, qui traduit L’innocente (Der Unschuldige, 1896), Giovanni Episcopo (Episcopo und Co. Novellen, 1901), Il piacere (Lust, 1902 ), Trionfo della Morte (Der Triumph des Todes, 1902), Le vergini delle rocce (Die Jungfrauen vom Felsen, 1902), Novelle della Pescara (Die Novellen der Pescara, 1903). Gagliardi a également traduit Il fuoco, le seul des romans à ne pas être publié par Fischer (A. Langen, 1900). Linda von Lützow s’est d’abord consacrée au théâtre, en traduisant La Gioconda (Die Gioconda, 1900), La città morta (Die tote Stadt, 1901), Sogno di un mattino di primavera (Traum eines Frühlingsmorgens, 1900), Sogno di una sera d’autunno (Traum eines Herbstabends, 1903). Plus tard, c’est Gustav Vollmoeller, un grand ami de d’Annunzio, qui prend le relais : il traduit et adapte Francesca da Rimini (1903) pour la scène et sert d’intermédiaire pour la collaboration avec Insel Verlag qui, avec Rudolf von Binding, traduit La nave (Das Schiff, 1910) et Fedra (1910). En 1910, la traduction de Forse che sì, forse che no (Vielleicht-vielleicht auch nicht, 1910) paraît également dans la même maison d’édition. Comme le note Adriana Vignazia (1995), la traduction de Le Martyre de Saint Sébastien (Das Martyrium des Heiligen Sebastian, 1913), malgré la collaboration de Vollmoeller, n’est signée que par Gustav Schneeli. 

 

Le succès des traductions de Hérelle a également frappé Rubén Darío, un intellectuel cosmopolite d’origine nicaraguayenne, qui a publié en 1894 le premier article sur d’Annunzio en espagnol dans la Rivista de América (publiée à Buenos Aires). Les premières traductions ont ensuite été publiées à Buenos Aires, dans le volume Traducciones (1897) de Leopold Díaz. Après la réception en Argentine, la renommée de d’Annunzio a également atteint l’Espagne, où les principaux romans ont été publiés par l’éditeur Maucci (Barcelone) en édition de poche. En 1900, sortent El Inocente et El Fuego, traduits par Tomas Orts-Ramos, suivis de El Placer, traduit par Emilio Reverter Delmos, et El Triunfo de la Muerte, par Orts Ramos. À Madrid, Ricardo Baeza, un intellectuel d’origine cubaine, s’est engagé dans le théâtre. En 1909, Baeza traduit La città morta (La ciudad muerta)et Sogno di un mattino di primavera (Sueño de una mañana de primavera) pour la maison d’édition Mundo Latino. D’autres ouvrages ont suivi, notamment une édition de La figlia di Iorio (La Hija de Iorio) avec un essai sur le théâtre de D’Annunzio. En 1929, Baeza a prévu de publier l’ensemble de l’œuvre théâtrale de d’Annunzio pour Mundo latino, un projet qui a été interrompu par la guerre civile espagnole. Il poursuit son travail à Buenos Aires, où, grâce à l’importante communauté italienne, les œuvres de d’Annunzio continuent d’être publiées dans de nouvelles éditions et connaissent un certain succès même après la Seconde Guerre mondiale.

Au Japon, le premier à traduire d’Annunzio est Bin Ueda, qui, ne connaissant pas l’italien, traduit directement du français. Ueda a inclus cinq poèmes de d’Annunzio, traduits par lui, dans son anthologie de poèmes occidentaux modernes, Kaicho-on (1905). En 1901, il publie le recueil Miwotsukushi, qui comprend des traductions de Terra vergine et Trionfo della Morte. L’édition intégrale de Trionfo della morte a été publiée en 1913 par Choko Ikuta, un traducteur et critique réputé, et était destinée à devenir un best-seller. Il piacere (Tōkyō, Hakubunkan 1914) sort l’année suivante, dans une traduction de Sohei Morita, romancier et traducteur de diverses langues européennes. Une autre traduction importante est Sogno di un tramonto d’autunno de Mori Ogai, l’un des fondateurs de la littérature japonaise moderne. C’est précisément le calibre des traducteurs qui a assuré la renommée de d’Annunzio pour la génération qui a suivi. La situation a toutefois changé après la Seconde Guerre mondiale, lorsque d’Annunzio, au Japon comme en Europe, est devenu un auteur gênant et « embarrassant ».

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