entretiens
23 décembre 2024

Anthologie bilingue de la poésie italienne en France.
Entretien avec Ilena Antici et Monica Battisti

Auteur: Paolo Grossi

Anthologie bilingue de la poésie italienne en France.<br>Entretien avec Ilena Antici et Monica Battisti</br>

Le volume Altrove. Antologia bilingue della letteratura italiana in Francia (Ailleurs. Anthologie bilingue de la poésie italienne en France), dirigé par Ilena Antici et Monica Battisti, a récemment été publié par Edizioni Ensemble à Rome. Comment ce projet d’édition est-il né, et dans quel contexte s’inscrit-il ?

 

Ilena Antici. Il convient de préciser que le contexte précède le projet, et que l’un est indissociable de l’autre, tout comme un terrain fertile engendre une floraison. Nous faisons référence, en tant qu’italiennes résidant en France depuis de nombreuses années, à notre longue immersion dans le milieu intellectuel italien de Paris, un milieu vivant et diversifié où se côtoient des acteurs culturels, des étudiants, des chercheurs universitaires, des librairies, ainsi que des revues imprimées et en ligne. Cet espace dynamique est le théâtre d’une multitude de performances, de rencontres, de lectures et de débats autour de l’écriture de ces italiens qui, qu’ils soient italiens de naissance ou d’adoption, vivent ou ont vécu sur le sol français. On peut penser à des institutions telles que les librairies Tour de Babel et La libreria, véritables épicentres de la diffusion de la littérature italienne à Paris, ainsi qu’à l’Institut culturel italien, sans oublier les blogs et les départements d’italien des universités.

Ce projet éditorial dans sa forme précise et tangible peut être donc considéré comme un bouquet de spécimens récoltés dans ce vaste humus poétique. Le recueil, conçu et fortement souhaité par le poète albanais italophone Gëzim Hajdari, vient enrichir deux autres anthologies récemment publiées par la maison d’édition Ensemble, qui explorent des voix poétiques italiennes liées à l’Angleterre et à l’Espagne. Si cette créativité poétique est bien connue des acteurs culturels italiens en France, elle peine pourtant à trouver sa place en Italie, pour des raisons que nous attribuons davantage aux dynamiques du marché éditorial qu’à la qualité des textes ou à l’intérêt des lecteurs. Le fruit de notre recherche, qui s’est échelonnée sur près de deux ans, se matérialise dans les trois cents pages de l’anthologie Altrove, dans laquelle tous les textes sont publiés en italien et en français, afin d’être accessibles à ceux qui maîtriseraient seulement l’une de ces langues.

Le soutien précieux du professeur Ugo Fracassa de l’université Roma Tre, spécialiste en littérature comparée et travaillant depuis plusieurs années sur la littérature de la migration, a été déterminant pour fournir un cadre théorique au projet. Sa connaissance approfondie de l’histoire de la littérature italophone, tant en Italie qu’à l’étranger, ainsi que sa généreuse collaboration, ont permis à cette anthologie de devenir non seulement une clé de lecture historique, mais aussi le point de départ d’une recherche qui, nous l’espérons, inspirera d’autres chercheurs. Nous sommes convaincues que l’écriture de ceux qui évoluent dans l’entre-deux (entre deux langues, deux pays) constitue une opportunité d’étude significative à bien des égards. Au premier abord ces poèmes peuvent être perçus comme un récit du monde ; la littérature de témoignage est actuellement un sujet de grande discussion, et la poésie lyrique témoigne à son tour d’une expérience vécue, sans que cet élan autobiographique n’entrave la recherche d’une expression personnelle. Cependant, il est évident que, plus largement, toute poésie explore toujours la condition humaine universelle, faite de désorientation, nostalgie, désir, quête d’identité et luttes intérieures. De plus, les flux linguistiques et littéraires qui alimentent ce terreau fertile de floraisons poétiques invitent les critiques à s’interroger sur les influences, les racines et les liens des auteurs avec leurs prédécesseurs, dans la tradition littéraire tant italienne que française.

 

 

Une anthologie est, par définition, le résultat d’une sélection : quels critères vous ont guidé dans le choix des auteurs et des textes ?

 

Monica Battisti. Avant de sélectionner, il convient de trouver. C’est cela que notre recueil poursuivait, principalement : offrir un premier aperçu des poètes hommes et femmes d’expression italienne ou française qui, pour des raisons biographiques, oscillent entre l’Italie et la France, ayant choisi de s’installer ou de demeurer au-delà des Alpes. En l’absence d’ouvrages similaires de grande envergure servant de point de départ, nous avons entrepris une recherche pour dénicher des voix poétiques contemporaines, même les plus excentriques, tout en nous appuyant sur les recommandations de personnalités déjà solidement ancrées dans le milieu poétique et littéraire italo-français, ce qui témoigne de la force et de la solidarité du réseau culturel entre les deux pays.

Ce recueil rassemble des auteurs issus à la fois des vagues migratoires historiques vers la France, motivées par des raisons économiques et professionnelles, et de la plus récente « génération Erasmus », attirée par le charme irrésistible de Paris. Au total, nous avons rassemblé 25 auteurs, allant de Jean-Charles Vegliante (né en 1947) à Maddalena Bergamin (née en 1986), et de Pascal Gabellone (né en 1943) à Alfonso Maria Petrosino (né en 1981), en passant par la génération intermédiaire de Mia Lecomte, Andrea Inglese et Flaviano Pisanelli (nés respectivement en 1966, 1967 et 1973) – jusqu’à la génération née autour de l’an 2000. De manière générale, on peut affirmer que les universités, pour ces néo-clercs vagabonds dépouillés de leurs habits religieux, continue de jouer un rôle significatif.

Les textes sont principalement publiés à partir des années 1990, après une première ouverture symbolique incarnée par deux grandes écrivaines italiennes ayant vécu en France durant la seconde moitié du XXe siècle, Nella Nobili et Alba de Céspedes. Les grands écrivains « français d’adoption » du XXe siècle, tels que Giuseppe Ungaretti, sous l’égide desquels nous inscrivons pourtant notre initiative, n’ont pas été inclus. Par ailleurs, la publication en volume a constitué un critère incontournable pour notre sélection, bien que quelques exceptions aient été acceptées, à la demande de Gëzim Hajdari, directeur de la collection de la maison d’édition, qui soutient les jeunes auteurs ainsi que les premiers ouvrages.

Quant à la sélection des textes de chaque auteur, nous avons veillé à mettre en avant des compositions évoquant la condition d’entre-deux, que ce soit d’un point de vue thématique ou linguistique, ou qui illustrent des réalités précises liées à leur lieu ou culture d’appartenance. À la demande de Gëzim, qui a fixé le nombre final de compositions pour chaque auteur, nous avons accordé davantage d’espace aux générations plus matures. Il est cependant essentiel de préciser que tous les textes ne revêtent pas la même importance critique : par exemple, les esquisses de mai 1968 réalisées par Alba de Céspedes depuis sa maison, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, doivent plutôt être considérées comme des témoignages historiques.

La reconstitution d’un parcours aussi dynamique dans la géographie poétique italo-française en constant mouvement, présente inévitablement des lacunes. Nous faisons référence aux noms qui, malgré nous, ont pu être oubliés, pour lesquels nous portons seule responsabilité ; à l’absence d’une répartition équilibrée entre les sexes, qui souligne une fois de plus l’« invisibilité » sociale dont souffrent les femmes poètes, rendant leur identification d’autant plus difficile ; et aux contraintes inévitables ainsi qu’aux choix éditoriaux qui imposent des sacrifices et des réajustements dictés par des facteurs extérieurs à notre volonté. Nous pensons en particulier à Anna Milani, poète femme italienne de langue française et italienne, résidant à Montpellier depuis 2004, dont nous n’avons eu connaissance que trop tard et par pure coïncidence, lors de notre visite au Marché de la Poésie à Paris.

 

Les « voix » poétiques rassemblées dans ce volume sont très différentes les unes des autres : leur provenance d’une aire linguistique et culturelle très spécifique, celle française, leur donne-t-elle des traits communs ? Ou bien y a-t-il des liens plutôt reconnaissables (de style, de poétique…) avec les principales expériences poétiques italiennes de ces dernières décennies ?

 

Ilena Antici et Monica Battisti. Il est sans doute difficile d’identifier des traits communs entre les vingt-cinq poètes présents dans cette anthologie et de discerner une ligne « typiquement » italo-française, influencée par des courants littéraires distincts. Cependant, il apparaît que les hommages à la tradition poétique italienne sont réels et visibles. Nos poètes semblent se référer tant à la seconde moitié expérimentale du XXe siècle (comme Andrea Inglese) qu’à des auteurs classiques, en particulier Eugenio Montale et Giuseppe Ungaretti, qui occupent une place significative chez Pascal Gabellone et Giancarlo Pizzi. Ils font également écho à des voix isolées, comme celles de Dino Campana, dans l’œuvre de Christophe Mileschi, ou de Patrizia Cavalli dans la poésie de Maddalena Bergamin.

De plus, de nombreux poètes s’attachent à revisiter des structures poétiques traditionnelles, telles que les ballades et les sonnets, en leur apportant des innovations parfois surprenantes et originales. Pensons, par exemple, aux vers rimés de Alfonso Petrosino, Filippo Bruschi et Pierluigi Lanfranchi. Certains poètes-traducteurs semblent également avoir été influencés par les œuvres qu’ils ont traduites, comme en témoignent les résonances dantesques présentes dans les écrits de Vegliante. Par ailleurs, les représentants des jeunes générations, souvent expatriés, semblent plus réceptifs aux influences étrangères, y compris celles d’ordre extra-littéraire. Alessandra Cava et Gabriele Stera, en particulier, expérimentent un mélange d’arts à la dimension européenne et internationale. Quoi qu’il en soit, le débat sur les origines littéraires est long et complexe, et sera approfondi ailleurs, notamment à la lumière des idées élaborées par Ugo Fracassa dans sa postface au volume. Nous tenons cependant à souligner que, chez de nombreux poètes, le « mythe de Paris » se perpétue et s’exprime tel qu’il a été transmis par la tradition poétique française, allant de Baudelaire et Apollinaire à Céline et Prévert. Cette tradition a été filtrée et réinterprétée à son tour par certains poètes italiens du XXe siècle, comme Giorgio Caproni, qui nous livre sur Paris cette réflexion poignante : « Non c’ero mai stato. / M’accorgo che c’ero nato » (« Constatazione »).

 

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