Entretien avec Corrado Melluso (éditions Timeo)
Auteur: Laura Pugno
Dans sa série d’interviews, newitalianbooks a décidé de donner la parole aux nouvelles réalités éditoriales de la scène italienne. Aujourd’hui nous rencontrons Corrado Melluso qui, après l’expérience de la série Not-Nero on Theory de Nero edizioni, a créé, avec d’autres partenaires, la marque Timeo. Nous lui posons notre question habituelle : « Comment faire connaître le projet éditorial de la nouvelle maison d’édition Timeo et son identité aux lecteurs étrangers de newitalianbooks ? »
Corrado Melluso
Timeo est une maison d’édition qui a vu le jour en février 2023. Nous publierons environ 15 titres par an, principalement de la non-fiction, mais pas seulement : parmi les livres des prochains mois, il y aura un mémoire, un livre de nouvelles, une histoire mutante de mysticisme spéculatif et un texte poétique. Avec Federico Antonini, Federico Campagna et Assunta Martinese, nous essayons de reconstruire quelque chose qui a toujours existé sur la scène éditoriale italienne, mais qui a disparu il y a quelques décennies : une maison d’édition régionale, qui redonne à la fois un sentiment d’appartenance et un interlocuteur critique vers lequel se tourner lorsqu’il n’est plus possible d’échapper à l’analyse de son propre présent et des perspectives qu’il offre.
Il y a quelques années, j’ai collaboré avec Federico Antonini pour publier, dans une autre structure éditoriale, Realismo capitalista (Capitalist Realism) de Mark Fisher, peut-être le livre qui a le plus marqué et, en même temps, exprimé le sentiment d’impuissance réflexive – comme l’appelle Fisher – que ressentent les jeunes générations. Ce livre, qui tournait notoirement autour de la question de savoir pourquoi il était devenu plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, se terminait par une lueur d’espoir : le réalisme capitaliste pourrait être surmonté du jour au lendemain, dès lors que nous serions capables de construire un imaginaire radicalement nouveau, et avec lui d’inventer de toutes pièces les règles d’un monde nouveau. Et c’est précisément autour de la construction du monde, de la manière dont nous la concevons et des pratiques qui peuvent en résulter que tourne le centre de signification autour duquel évolue Timeo.
Le premier livre a été une édition de l’Utopie de Thomas More commentée par China Mieville et Ursula K. Le Guin qui soulignent les deux grandes tragédies de l’utopie : sa construction continuelle et en même temps l’impossibilité de l’atteindre. En lisant le texte de Moro, on découvre en effet que ce qu’il décrit, ce sont finalement les siècles à venir (mais tous à imaginer, de son point de vue) de la dévastation coloniale.
Mais le mot utopie a pris au fil des siècles une charge sémantique opposée, désignant l’impossibilité d’une vie bonne. Dans Deep Listening, Pauline Oliveros raconte l’utopie de toute une vie : comment elle a essayé (et essaie encore, grâce à ses œuvres et au travail incessant de la fondation Deep Listening) d’élargir la conscience collective sur le continuum temps-espace qui nous entoure, de définir une nouvelle façon de concevoir la relation que nous avons avec tout ce qui nous entoure, et de transmettre une méthode capable de résonner avec le bruit, jusqu’à ce qu’il se transforme en un son harmonique. Au contraire, The White Paper de Satoshi Yakamoto raconte une utopie maléfique, celle dans laquelle nous risquons le plus de vivre et que nous devons commencer à craindre. Une utopie dans laquelle la valeur économique est créée en brûlant des ressources énergétiques pour en tirer le plus grand profit possible, ce qui coïncide toutefois avec la dévastation environnementale de la planète et notre probable extinction.
Disertate de Franco Bifo Berardi, le premier livre que nous avons publié en tant que premier éditeur, commence par la guerre en Ukraine : lorsque deux armées s’affrontent sur le terrain, fauchant des vies même parmi la population civile, il n’y a pas de quoi se réjouir pour l’un ou l’autre camp. L’action la plus noble capable de tout résoudre en un clin d’œil est la simple et banale désertion de chaque soldat sur le terrain. Une réflexion qui découle de l’observation d’une tendance plus générale incarnée par les neet, les hikikomori, les grandes démissions, les abandons silencieux et mille autres tendances qui voient la génération se définir le plus comme « dernière » face à un avenir qui semble inéluctable. La filosofia della cura (Philosophy of care) de Boris Groys, quant à elle, raisonne sur ce qu’il faut faire après avoir déserté. Sur la façon dont les sociétés s’occupent (et devraient s’occuper) de la protection des corps physiques et symboliques de leurs habitants, et sur le fait qu’il est plus que jamais nécessaire de redéfinir le concept même de santé : qu’est-ce que c’est ? À quoi sert-elle ? Que devons-nous en faire ?
Materia vibrante (Vibrant Matter) de Jane Bennett clôt la série de livres publiés jusqu’à présent en nous amenant à réfléchir au-delà des limites de l’humain et même de l’organique, à la recherche de réponses utiles pour une nouvelle pensée politique, qui propose des choix plus durables, élaborés autour d’une plus grande considération de tout le système complexe de relations matérielles qui nous entoure. Bennett appelle cela le « matérialisme vital », et je crois que c’est l’une des postulations les plus intéressantes et les plus nécessaires pour intervenir dans le présent que la philosophie contemporaine ait pu offrir.
Au cours du second semestre, nous publierons Undrowned. Lezioni di femminismo nero dai mammiferi marini (Undrowned. Black Feminism Lessons from Marine Mammals) d’Alexis Pauline Gumbs, Lingua ignota (Unknown Language) d’Hildegard de Bingen et Huw Lemmey, Storie dell’arte contemporanea d’Andrea Bellini, Ottimismo crudele (Cruel Optimism) de Lauren Berlant, Fare mondi (Emissary’s Guide to Worlding) d’Ian Cheng et Isole (Islands), un livre de nouvelles extraordinaires qui marquera les débuts dans la narration de Nicolas Jaar.
Afin d’être les premiers à mettre en œuvre les principes expérimentaux que nous proposons au niveau de la spéculation philosophique, nous expérimentons de nouvelles formes de présence en ligne, en proposant un « deplatforming » et un outil permettant de contacter et de discuter directement avec la maison d’édition. Sur www.time0.zone, vous trouverez un petit réseau social que nous avons construit pour démontrer qu’il est possible de vivre une vie sociale sans likes, sans contenu algorithmique, sans publicités sponsorisées, avec un critère chronologique strict dans l’affichage du contenu, démontrant qu’une présence en ligne plus saine est en effet possible, ce qui nous permet même de nous passer de toute forme de modération.
En bref, notre objectif est de devenir un laboratoire constant dans lequel jouer avec la pensée et les pratiques utopiques, dans lequel écouter et être conscient de l’échange en constante évolution avec les autres. Nous voulons construire une maison d’édition ouverte au dialogue et attentive aux questions critiques de la contemporanéité, consciente de l’impermanence de toute pratique et curieuse de toute forme de subversion du réel.