entretiens
14 avril 2021

Les librairies italiennes à Paris en temps de pandémie

Les librairies italiennes à Paris en temps de pandémie

Deux librairies italiennes sont en activité à Paris depuis des années ; situées dans des quartiers différents de la ville, une dans le Marais (La tour de Babel, 10, rue du Roi de Sicile), l’autre près des Grands Boulevards (La Libreria, 98, rue du Faubourg Poissonnière), ce sont deux endroits de référence pour la communauté italienne et pour tous les amateurs de livres italiens. À presque un an du début de la crise sanitaire, nous avons demandé aux responsables de ces deux librairies comment ils ont affronté cette période difficile.

Votre librairie propose des livres d’auteurs italiens traduits en français et des livres en italien. Est-ce que vous vendez plus de livres traduits ou plus de livres en italien ?

Tour de Babel.

Depuis 36 ans, la Tour de Babel accompagne les passionnés d’Italie dans leur parcours d’apprentissage de la langue et de découverte des auteurs italiens. Beaucoup ont commencé à fréquenter la librairie avec la timidité des étudiants universitaires, et une fois à la retraite, sont devenus des lecteurs voraces. Si on veut faire le portrait-type du client de la librairie, ce serait plutôt une femme, « étudiante à vie » de la langue italienne, lectrice assidue de la littérature d’auteur, qui lit en langue originale aussi bien des policiers (y-compris Camilleri), que des classiques anciens et modernes, mais aussi des essayistes comme Magris ou Agamben. Jusqu’à la crise, 75% de nos lecteurs étaient français, les 25% restants des italiens résidant en France depuis longtemps. Depuis un an, on est plutôt dans les proportions suivantes : 60-40%, avec un net rajeunissement des acheteurs. Les français sont de grands lecteurs et sont curieux de découvrir de nouveaux auteurs et de nouvelles publications ; ils suivent les chroniques littéraires françaises et italiennes et se tournent plus volontiers vers les ouvrages qui ont été primés. Quand de nouveaux livres italiens sont traduits et que les critiques paraissent dans la presse française, cela aide à les faire connaître, mais nous vendons un livre traduit pour dix en italien. Enfin, le public parisien (et non parisien) est un habitué du Salon du livre. Nous avons eu la chance de gérer le pavillon italien en 2002, en collaboration avec Gilbert Joseph. C’était l’époque des grands auteurs italiens, d’Umberto Eco à Antonio Tabucchi ou Andrea Camilleri, de Dacia Maraini et Rosetta Loy, sans oublier Erri De Luca bien sûr.  Lors des éditions suivantes (2003 et 2004), ainsi qu’au Salon du Livre de la jeunesse de Montreuil, nous avons géré l’espace librairie mis à la disposition des éditeurs italiens. En ces occasions, on peut se rendre compte de l’engouement des Français pour l’Italie et pour la littérature italienne.

La Libreria. 

Il est difficile de répondre de façon précise car nous vendons aussi des livres d’auteurs étrangers traduits en français. Notre librairie est une « librairie de référence », c’est-à-dire indépendante et généraliste, mais grosso modo on estime que la répartition est à peu près égale, c’est-à-dire 50/50. Disons qu’avec le temps, nous sommes plus connus et les clients peuvent venir de loin pour acheter des livres italiens. Nous sommes en outre en train d’étoffer notre offre en y ajoutant des livres d’auteurs étrangers, traduits en italien. La clientèle italienne en France est de plus en plus nombreuse et on se doit de proposer un choix éditorial international.

Comment a évolué votre relation avec vos clients depuis le début de la pandémie ? Quelles solutions avez-vous adoptées pour faire face à cette situation imprévue et sans précédent ?

Tour de Babel.

On ne peut pas dire qu’il y ait eu un changement brutal et drastique. Il y a eu plusieurs phases ; d’abord le premier confinement très restrictif de mars-avril 2020 ; puis celui semi-rigide de novembre qui autorisait les retraits en magasin et les livraisons ; et maintenant le couvre-feu à 18 heures. À chaque annonce de confinement et de « libération », les clients sont revenus nombreux à la librairie, surtout les moins de 40 ans. Les clients de longue date, plus à risque, continuent à préférer la livraison à domicile, mais dans les périodes d’ouverture où nous avons une limite de 6 personnes, il est vraiment difficile de respecter les règles. Deux initiatives ont permis de soutenir les librairies indépendantes : d’une part le remboursement – décidé par le gouvernement – des frais de livraison de livres dans toute la France pendant le confinement (novembre à décembre 2020), ce qui a décuplé les commandes envoyées par courrier électronique ; d’autre part, la campagne anti-Amazon (reportages sur les conditions de travail des livreurs et des magasiniers, gaspillage et pollution provoqués par les moyens de transport utilisés pour les livraisons), qui a sensibilisé les consommateurs aux achats responsables. Maintenant les gens nous demandent souvent un livre en précisant que même s’ils ont du mal à le trouver, ils « ne veulent pas l’acheter sur Amazon ». La Tour de Babel a aussi essayé de répondre à l’afflux de commandes par téléphone, comme au bon vieux temps, et à l’augmentation des commandes par courrier électronique, paiements à distance et livraisons. Nous lancerons bientôt notre site de commerce en ligne mais c’est un projet qui demande du temps et un certain budget. Nous avons commencé à communiquer davantage sur notre page facebook, et en l’absence de rencontres en présentiel, nous devrions commencer à proposer des rencontres en streaming. Nous avons également essayé d’aller à l’encontre des intérêts des nouveaux clients en créant un rayon livres pour enfants et jeunes adultes, et un rayon bande dessinée ; d’autre part, nous voulons aussi satisfaire les besoins de « survie » des clients confinés : les livres de cuisine, par exemple, n’ont jamais été aussi demandés. Si durant le premier confinement on nous demandait des livres qui parlaient de peste et de pandémies, on a atteint ensuite un niveau de saturation. Les lecteurs demandent maintenant toujours plus de livres « légers », divertissants et intelligents, des histoires d’amour qui ne finissent pas mal ou des saga familiales (Leoni di Sicilia, Casa sull’argine, Piano nobile, Di guerra e di noi etc.).

La Libreria. 

La pandémie n’a certes pas facilité les choses. Il faut cependant reconnaître que le confinement et les mesures de distanciation sociale (télétravail, fermeture des cinémas, théâtres et restaurants, etc.) ont contraint les gens à rester chez eux et l’isolement a accru leur intérêt pour les livres. En définitive, cette augmentation de la demande nous a aidés à surmonter les moments les plus difficiles. Bien sûr, nous avons dû renforcer les ventes par correspondance (visibilité accrue sur notre site internet, solutions postales plus économiques, etc.), et nous adapter aux nouvelles limitations d’espace et de temps (fermeture à 18 heures à cause du couvre-feu). Le service « retrait en magasin » a très bien marché pendant le confinement du mois de novembre. Maintenant, nous travaillons à l’amélioration de notre site internet pour qu’il soit plus performant.

Il n’est pas encore possible de prévoir avec certitude quand on sortira de la crise sanitaire. Selon vous, le retour à la normale comportera-t-il un simple « retour en arrière » ou pensez-vous que les changements survenus auront modifié durablement le travail des libraires ?

Tour de Babel.

Les habitudes ont changé, surtout en France où la crise du Covid a été précédée d’une année mouvementée, entre gilets jaunes, grèves et manifestations qui avaient lieu en général le samedi. Juste avant le Covid, les samedis étaient devenus des jours comme les autres, avec un afflux de clientèle moindre, par rapport aux autres jours pendant lesquels on ne risquait pas de rester bloqués par les transports ou d’être pris dans des affrontements. Ceux qui l’ont pu se sont habitués au télétravail, les seniors ont découvert internet, le courrier électronique, Netflix et Zoom. À mon avis, on doit trouver des solutions adaptées à « l’ancien et au nouveau monde » ; les rencontres en streaming, c’est bien mais le streaming ne doit pas remplacer le dialogue en personne avec l’auteur. Le commerce en ligne c’est bien, tout est à portée de clic, mais on doit continuer de pouvoir apporter un conseil au lecteur, en tenant compte de ses goûts, de ses lectures habituelles ou du contexte.

La Libreria. 

Il est difficile de faire des prévisions. Nous pensons que la situation ne sera pas exactement la même qu’avant. Nous sommes convaincus que les ventes par correspondance auront toujours plus d’importance et pour cette raison nous essayons d’améliorer notre visibilité sur le web et de raccourcir les délais d’achat et livraison sur internet. Mais nous sommes aussi convaincus que les lecteurs et les habitués de la librairie auront toujours besoin du contact et des conseils que nous leur offrons. La librairie est un refuge pour de nombreux lecteurs. Et s’il y a une chose que nous avons pu constater ces derniers mois c’est justement la confirmation par les lecteurs eux-mêmes de notre utilité ! Beaucoup de nos nouveaux clients le disent clairement : ils n’achètent plus sur les sites commerciaux comme Amazon, et ce sont des décisions militantes.

En 2022, l’Italie devrait être « pays à l’honneur » du Salon du Livre de Paris, même si des doutes subsistent sur l’avenir de cette manifestation. Est-ce que l’on sent déjà croître l’intérêt des éditeurs français pour les livres italiens ? Quelle est selon vous la place du livre italien en France ? Y-a-t’il trop de traductions d’œuvres italiennes, ou pas assez ? Est-ce qu’on pourrait faire mieux? Pourquoi, et comment ?

Tour de Babel.

Depuis quelques années, à la faveur d’un public conquis par la langue et la culture italiennes, le livre italien est en plein essor. Grâce à ses fondateurs, La Tour de Babel a pu devenir dans les années 90 un lieu de promotion et de diffusion des auteurs italiens, car à cette période, la librairie italienne historique de la rue de Bourgogne, non loin de l’Institut Culturel Italien, était en train de fermer. Nous avons repris cet héritage, organisé des présentations avec les traducteurs Mario Fusco, Jean-Paul Manganaro, Marie-José Tramuta, Nathalie Bauer, et aussi des éditeurs et des auteurs alors peu connus (comme Ammaniti, l’auteur de Io non ho paura, ou Vincenzo Consolo). À un moment donné, nous avons senti la nécessité d’ouvrir une petite maison d’édition pour publier des éditions bilingues d’auteurs comme Bilenchi, Pontigia et Sandro Veronesi, alors jeune et inconnu, qui a depuis remporté deux fois le Strega. En dehors des succès planétaires comme celui d’Elena Ferrante, publiée – et ce n’est pas un hasard – par Gallimard, ce sont souvent les petites et moyennes maisons d’édition qui prennent la peine de publier des œuvres oubliées : on peut citer La Rage de Pasolini et Sciascia: Portrait sur mesure, chez Nous ; Saba, Attanasio, Rodari, Pasolini chez Ypsilon, ou encore Allia (Leopardi, Landolfi etc.). Les éditions Liana Levi ont fait connaître Milena Agus en Italie, et c’est Viviane Hamy qui a publié après l’Allemagne L’Arte della gioia de Goliarda Sapienza, ce qui a permis à l’auteure d’être redécouverte dans son propre pays. Personnellement, je suis très reconnaissante aux Cahiers de l’Hôtel de Galliffet de m’avoir fait découvrir la poésie de Nella Nobili qui a presque été un best-seller chez nous.

La Libreria. 

Nous ne connaissons pas les chiffres exacts mais par exemple en ce début d’année 2021, entre l’hiver et le printemps, ce ne sont pas moins d’une trentaine de romans italiens qui sortent traduits en français. Ce sont des livres très différents et souvent excellents. Cette profusion de publications est sans doute la première étape de l’édition italienne du Salon 2022. Mais ce n’est pas un nombre si excessif ! Si l’édition française s’intéresse à la littérature italienne, l’intérêt du public se limite encore à peu d’auteurs, contemporains et classiques : Erri De Luca, Milena Agus, Elena Ferrante, Goliarda Sapienza, Antonio Tabucchi, Umberto Eco, Italo Calvino… Difficile donc pour les nouveaux écrivains de se faire une place dans le panorama actuel. Cette année, la presse et les médias ont beaucoup parlé des deux derniers Strega (Scurati e Veronesi), et les ventes ont été excellentes, mais les autres auteurs ont du mal à se faire connaître. Nous essayons de les soutenir en librairie, en organisant des lectures et des rencontres (avant le Covid, environ une rencontre en public par semaine). Nous tenons à ce propos à souligner qu’en 15 ans d’activité, nous n’avons jamais été approchés par les institutions publiques italiennes (à l’exception de l’Institut Culturel Italien avec lequel nous collaborons en parfaite entente depuis notre ouverture). Les librairies françaises à l’étranger sont fortement soutenues par le Centre National du Livre car ce sont des instruments de diffusion de la culture française. Ne serait-il pas temps de s’intéresser à nous, structures modestes mais très vivantes ? Nous savons que nous contribuons, à notre échelle, à la promotion de la littérature italienne en France et nous regrettons que l’Italie ne nous prenne pas suffisamment en considération. Pourquoi ce manque d’intérêt à notre égard ? La création d’Italissimo, festival de littérature italienne, par Fabio Gambaro (directeur de l’ICI), Cristina Piovani et Evelyn Pradwilo est une très belle initiative ; nous y participons en tant que librairie italienne, et donner plus d’importance à cet évènement, l’officialiser, serait une démarche utile et peu coûteuse, qui offrirait de la visibilité au monde éditorial italien.

La Librairie collabore aussi avec le jury du Prix Marco Polo, qui depuis 4 ans récompense un auteur et un traducteur pour un roman italien sorti dans l’année (il a été attribué successivement à Sandro Veronesi, Emanuele Trevi, Giosuè Calaciura, Cristina Comencini et leurs traducteurs respectifs). L’Ambassade d’Italie et l’Institut y participent activement mais ce prix n’est pas connu en Italie. C’est pourtant un très beau prix, pour la reconnaissance qu’il offre au rôle essentiel du traducteur. Est-ce qu’il y a des aides à la traduction ?

De votre point de vue de libraire, et en vue de l’effort que les institutions publiques italiennes fourniront à l’occasion de l’édition 2022 du Salon du Livre de Paris, quelles initiatives pourraient être lancées – et par quelles structures – pour renforcer la présence du livre italien en France ?

Tour de Babel.

L’annulation de toutes les foires du livre qui avaient lieu en Italie et à l’étranger a affecté les échanges entre lecteurs, éditeurs et auteurs ; mais aussi entre les agents littéraires et les éditeurs qui utilisent ces événements pour négocier les droits d’auteur pour l’étranger. Que le Salon du Livre ait lieu, qu’il soit ouvert au public et que le pays invité soit l’Italie est très important pour qu’on reprenne le fil des rencontres et des échanges. Je crois que leur organisation doit aussi s’adapter au contexte : il faut miser sur une communication de grande envergure (comme de l’affichage grand format dans le métro), s’associer avec des publications importantes non spécialisées comme Le Monde, Télérama, L’Obs. Il faut se donner au moins un an pour travailler en amont sur la question, en collaboration avec les librairies, les écoles, les universités, les bibliothèques, les associations et toutes les organisations qui sont en contact direct avec les lecteurs.

La Libreria. 

Dans l’espérance que la crise sanitaire actuelle soit bientôt un lointain souvenir, nous sommes certains que le public français sera massivement au rendez-vous. L’Italie et la culture italienne ont une image très positive en France, même si les italiens n’en sont pas conscients. On le voit et on le constate tous les jours à la librairie. Le capital sympathie est énorme. Nous sommes donc convaincus que proposer des rencontres avec des auteurs italiens – jeunes ou reconnus – dans des lieux « italiens » emblématiques à Paris et dans le reste de la France, qu’il s’agisse des musées (Louvre, Jacquemart-André…), des théâtres (l’Odéon de Strehler…), des écoles de langue italienne actives et nombreuses, des cinémas (le Champollion, le Panthéon, le Balzac), des hauts lieux de la gastronomie (toujours plus authentiques !), des beaux édifices de la culture italienne et bien sûr des librairies, est sans doute une chose assez évidente mais qui aurait un fort impact. On pourrait proposer des parcours dans la ville sur les pas des écrivains italiens qui ont vécu à Paris, comme Goldoni, Tabucchi, ou mettre l’accent sur les écrivains et écrivaines qui ont été inspirés par Paris et la France.

 

 

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