Entretien avec Brian Robert Moore, traducteur de l’italien vers l’anglais
Auteur: Federica Malinverno, newitalianbooks

Vos expériences dans le domaine de l’édition en Italie ont-elles été utiles pour votre carrière de traducteur ?
Travailler dans le milieu de l’édition permet de comprendre certaines dynamiques qui ne s’apprennent pas dans un manuel, comme la meilleure façon de proposer un roman à un éditeur. Dans mon cas, j’ai travaillé quelques années en Italie au sein du groupe Gems. J’étais passionné par la recherche de livres à traduire, mais j’aimais aussi travailler les textes de manière plus créative, par exemple en les traduisant. En effet, au début, j’ai été traducteur indépendant et j’ai produit des samples, c’est-à-dire des extraits de textes littéraires. C’est une bonne école pour s’essayer à différents styles et genres littéraires (thrillers, romans policiers, livres pour enfants, jeunes adultes). Cette expérience m’a permis de comprendre que j’aimais beaucoup traduire des textes littéraires.
Pourquoi avez-vous choisi d’aller à Milan et de traduire de l’italien ?
J’ai commencé à étudier l’italien à l’université et j’ai tout de suite ressenti une affinité avec cette langue. J’ai ensuite passé un semestre à Bologne et ce fut une expérience très formatrice qui m’a permis de mieux connaître la littérature italienne. J’avais lu Calvino et Dante, mais quand j’étais à Bologne, et surtout les années suivantes à Milan, j’ai découvert beaucoup d’autres auteurs qui me passionnaient et qui n’avaient pas encore été traduits en anglais. J’ai alors pensé que j’aimerais les traduire moi-même.
Que signifie proposer un texte italien à un éditeur anglais ou américain ? Quelles sont les principales difficultés à surmonter ?
Les obstacles sont nombreux car les éditeurs qui souhaitent publier des livres de littérature en traduction sont peu nombreux, presque tous indépendants, et ils publient moins de livres que les grandes maisons d’édition. Il y a beaucoup d’intérêt pour l’Italie en ce moment, mais peut-être les éditeurs recherchent-ils surtout un genre de livres réaliste, comme les histoires de familles qui reflètent une certaine image de l’Italie. Cela me semble un peu surréaliste, car en Amérique, l’auteur italien le plus célèbre et le plus apprécié du XXe siècle reste probablement Italo Calvino, qui est un auteur fantastique et métalittéraire…
Par exemple, il est difficile de proposer la traduction d’un auteur comme Michele Mari, très estimé en Italie, mais dont la langue est très complexe. Ses livres sont très amusants, mais ils sont aussi hyper-littéraires : ce sont des livres imprégnés d’autres livres. Et il est tout aussi difficile de proposer un auteur comme Walter Siti – qui écrit des romans qui explorent la société moderne à travers un point de vue très personnel – étant donné la prédominance d’une vision un peu rétro de la culture italienne. En d’autres termes, ce sont des auteurs qui ne reflètent pas ce qu’un éditeur ou même un lecteur américain ou anglais a à l’esprit lorsqu’il pense à la littérature italienne, mais pour moi, Mari et Siti sont si intéressants pour cette raison : parce que, justement, ils sont originaux.
Même si les éditeurs américains préfèrent les livres qui « respirent » l’Italie, notamment par leur cadre, ces livres moins conventionnels sont tout de même très appréciés dans le monde anglophone.
Quels sont les auteurs italiens les plus en vogue aujourd’hui aux États-Unis ?
Outre Elena Ferrante, Natalia Ginzburg est une référence importante. Cela m’a certainement aidé à trouver un éditeur pour Lalla Romano. Bien qu’il s’agisse d’autrices différentes, j’imagine que les éditeurs ont vu un potentiel dans Lalla Romano au vu du succès des livres de Natalia Ginzburg. En effet, le premier livre qui est sorti, A Silence Shared (Pushkin Press, 2023, Tetto Murato, publié en Italie en 1957, NDR) a reçu des critiques très positives et a été finaliste pour plusieurs prix. Mais nous n’en sommes qu’au début. Son deuxième livre, que j’ai traduit et que je considère comme son chef-d’œuvre, Nei mari estremi (Einaudi, 1987), sera bientôt publié sous le titre In Farthest Seas (Pushkin Press, 2023, en cours d’impression). Je la trouve extrêmement actuelle, contemporaine. Parmi les autrices italiennes appréciées aux États-Unis, je n’oublierais pas Elsa Morante et Alba De Céspedes.
Quelle importance ont les prix et les critiques pour le succès des textes italiens traduits en anglais ?
Si je pense aux livres qui ont eu le plus de succès, comme ceux d’Elena Ferrante, ce ne sont pas des livres qui ont remporté beaucoup de prix. Mais les critiques aident, tout comme les prix, qu’on ait gagné ou qu’on ait été finaliste.
Parmi les lauréats de cette année du prix O. Henry, un prix décerné depuis plus de cent ans et récompensant des textes narratifs courts, figurait une nouvelle de Michele Mari que j’avais traduite et qui avait déjà été publiée dans le New Yorker. Suite à ce prix, elle a été publiée dans une anthologie du Vintage, Best Short Stories 2024, qui se vend généralement plutôt bien. Si certains lecteurs liront l’histoire de Mari grâce à ce prix, ils liront peut-être ensuite l’intégralité du recueil Tu, sanguinosa infanzia (You, Bleeding Childhood, And Other Stories, 2023, Einaudi 1997) ou le roman Verderame (Einaudi, 2007, Verdigris, And Other Stories, 2024).
De plus, il s’agit d’un résultat important car cette année, les nouvelles traduites qui ont remporté ce prix n’étaient que deux sur un total de vingt textes, soit dix pour cent.
Y a-t-il des difficultés particulières à traduire de l’italien vers l’anglais ?
L’italien, de par la structure de ses phrases, est une langue beaucoup plus flexible. Il est beaucoup plus facile de mettre l’accent où l’on veut. En anglais, en revanche, on veille surtout à mettre les mots dans le bon ordre, pour que tout sonne naturel, et cela peut devenir limitant. Mais à mon avis, les principales difficultés dépendent de la langue et du style des auteurs spécifiques qui sont traduits.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Parmi les auteurs que j’ai traduits, Lalla Romano a une prose qui semble simple parce qu’elle est très dépouillée et essentielle, mais en réalité elle est extrêmement poétique et marquée par des rythmes très forts qu’il faut reproduire en anglais.
En effet, lorsqu’on traduit, il faut essayer d’écrire le livre comme si l’auteur l’avait écrit en anglais, ce qui signifie respecter les règles grammaticales et linguistiques de la langue d’arrivée, tout en essayant de reproduire le rythme de l’écriture d’origine, en le réinventant.
Michele Mari a écrit des livres comme Verderame, pleins de jeux de mots et de dialecte, un dialecte non parlé mais littéraire, que l’auteur a créé en s’inspirant de la littérature des XVIIIe et XIXe siècles. Pour traduire cette langue fantastique et littéraire, j’ai moi aussi créé un dialecte qui était un peu britannique et irlandais, en faisant un pastiche qui n’avait que peu ou pas de rapport avec l’Amérique. On pense souvent que le dialecte est utilisé à des fins réalistes, comme s’il s’agissait d’une opération de type social, mais dans la littérature italienne, le dialecte, surtout à partir de Gadda, a également été utilisé dans un sens créatif, moderniste. Dans le cas de Verderame, j’ai donc dû faire des choix très personnels. N’importe quel traducteur aurait traduit ce livre d’une manière complètement différente de celle d’un autre traducteur.
Avez-vous pensé à utiliser des notes pour traduire Verderame ?
Je ne voulais pas utiliser de notes : quand il y avait des jeux de mots, j’essayais de les recréer en anglais. Par exemple, j’ai recréé un anagramme très similaire à l’original. Je n’ai pas utilisé de notes parce que je ne voulais pas mettre de barrière entre l’intrigue, les jeux de mots et le lecteur. Mais ce n’est pas toujours le cas. Pour Nei mari estremi de Lalla Romano, nous avons décidé avec l’éditeur de mettre des notes à la fin du texte, car il y a de nombreuses références à son histoire, à sa vie, à ses œuvres, à plusieurs figures littéraires du XXe siècle italien. C’est un livre si essentiel, si poétique, que nous avons décidé de ne pas mettre de chiffres ou de symboles qui interrompent la lecture : les notes sont là, mais elles ne se trouvent qu’à la fin.
En effet, je pense que parfois les notes peuvent être un obstacle pour le lecteur : par exemple, je pense que dans Verderame, le plus important n’est pas de saisir la signification précise de chaque mot, mais plutôt de percevoir l’expressivité du personnage. Et je suis d’avis que même pour les questions de contexte, il n’est parfois pas nécessaire de tout comprendre.
Avez-vous dû vous confronter à l’auteur pour traduire les jeux de mots de Verderame ?
J’ai envoyé une liste des jeux de mots que j’avais recréés en anglais et l’auteur l’a approuvée. Pour la traduction du dialecte, il m’a fait confiance. Quoi qu’il en soit, il m’aurait été difficile de traduire ce livre sans la collaboration et l’approbation de l’auteur.
Les titres de vos traductions sont-ils généralement convenus avec l’éditeur ?
Pour l’instant, les titres que j’ai proposés ont presque toujours été approuvés par l’éditeur, parfois après discussion ou après l’élaboration de deuxièmes propositions. Ce que j’aime le plus, c’est la traduction du titre de Troppi paradisi (Einaudi, 2006) de Walter Siti, Paradise Overload. La traduction littérale, « too many paradises », ne sonne pas très naturelle, tandis que « overload » donne un sens très médiatique qui reflète l’atmosphère du livre. Cela ressemble aussi un peu à Paradise Lost de Milton.
Est-il difficile d’être traducteur de l’italien vers l’anglais ?
Je sais qu’en Italie, la situation économique des traducteurs est assez dramatique. Pour nous, traducteurs de l’italien vers l’anglais, il y a très peu de travail. Par rapport à d’autres langues, il semble y avoir beaucoup de livres traduits de l’italien, mais objectivement, ils sont encore peu nombreux. J’ai essayé de me concentrer sur des auteurs que j’aimais, avec l’idée de traduire plusieurs œuvres, notamment parce qu’il est toujours difficile de recommencer à zéro et de proposer un nouvel auteur. Et c’est aussi grâce à cela que j’ai travaillé sur des écrivains qui sont parmi mes préférés.
De plus, j’ai souvent bénéficié de subventions, de bourses et de financements pour les traducteurs, même au début de ma carrière. Par exemple, Tetto Murato a remporté une bourse Pen et pour traduire Troppi paradisi, j’ai obtenu une bourse de la NEA (National Endowment for the Arts). Il a donc été plus facile de trouver un éditeur pour ces livres.
