Entretien avec Nathalie Castagné, traductrice et biographe de Goliarda Sapienza
Auteur: Federica Malinverno

Comment êtes-vous devenue traductrice de l’italien ?
Je suis devenue traductrice vraiment par hasard, ce n’était pas une vocation. Je n’ai pas fait d’études d’Italien, mais je suis allée souvent en Italie, d’abord avec mes parents qui étaient des amoureux de l’Italie, et ensuite, par moi-même. Et donc il y a eu un phénomène d’immersion. En plus j’aimais la langue et je faisais du chant lyrique.
Au départ j’étais lectrice chez Denoël pour des livres italiens, mais aussi pour des livres français, et un jour on m’a proposé de faire une traduction, et puis une autre et donc je me suis lancée.
Étant donné que vous avez commencé comme lectrice, auriez-vous quand même aimé travailler dans le domaine éditorial ?
Pas vraiment : ce que je faisais surtout c’était écrire et c’est ça qui m’importait. J’écrivais et je faisais du chant. Mais ce qu’on fait par soi-même exclusivement domine toujours ce qu’on fait, même avec passion, en prenant le langage de quelqu’un d’autre. Et je dirais d’ailleurs la même chose à propos de la traduction.
Qu’est-ce que cela veut dire pour vous de traduire l’œuvre complète d’une écrivaine ?
Je n’ai traduit aucune autre œuvre complète que celle de Goliarda Sapienza, donc je vous parle de cette expérience précise.
Déjà, il faut dire que je tenais absolument à traduire l’Art de la joie. Je l’ai eu en lecture par Viviane Hamy en 2005. J’ai été complètement éblouie par le livre : il me parlait tellement qu’il fallait que je le traduise. Et puis, je le dis toujours, j’ai eu le sentiment qu’il fallait réparer une injustice. Enfin, quelqu’un d’autre aurait pu le faire, mais il se trouve que c’est tombé sur moi. Puis Frédéric Martin, l’éditeur du Tripode, tenait absolument à publier son œuvre complète : donc, je n’ai pas été absolument seule à décider de traduire l’œuvre complète de cette autrice.
Pour répondre plus précisément à votre question, pendant que l’on traduit toute l’œuvre d’un écrivain on a l’impression de comprendre peut-être de mieux en mieux, mais ce n’a pas été ainsi pour moi avec l’Art de la joie. Même si le fait d’avoir avancé, à travers la traduction, dans la connaissance de l’œuvre de Goliarda a certainement changé quelque chose. Des détails peut-être, mais les détails ont leur importance.
Enfin, à mon avis, chaque livre de Goliarda a son caractère propre et donc il fallait que je respecte ce caractère-là. Je pense donc que, à côté du chemin de connaissance, ce qui compte aussi c’est le respect de la particularité du livre.
L’expérience de traduction des ouvrages d’un écrivain vivant ou d’un écrivain disparu est-elle différente, d’après vous ?
Je n’ai pratiquement pas eu l’expérience de traduire des auteurs vivants, à l’exception de Paolo Barbaro ou Elisabetta Rasy, par exemple, avec laquelle j’ai pu échanger par rapport à la traduction de ses premiers livres.
Mais en ce qui concerne Goliarda il faut préciser qu’Angelo Pellegrino, son deuxième compagnon, vit toujours et donc de temps en temps je lui ai posé des questions.
D’une manière générale, à vrai dire, j’aime bien être seule avec un auteur, même si c’est sûrement très bien d’avoir quelqu’un qu’on peut interroger le cas échéant.
Est-il nécessaire d’adapter la langue de traduction quand on traduit un texte plus ancien par rapport à notre époque ? Est-ce qu’il est toujours important de proposer de nouvelles traductions pour les ouvrages qui commencent à dater ? En d’autres mots, une traduction peut vieillir avec le temps ?
Je pense qu’autant une œuvre subsiste à travers le temps, autant une traduction doit sans doute être reprise, de temps à autre, mais pas systématiquement si vite que ça. Il y a des traductions qui tiennent vraiment longtemps et ce n’est absolument pas gênant de les garder telles quelles ou d’en changer éventuellement un ou deux mots, s’il y a des erreurs.
Moi, je n’ai jamais traduit un texte disons ancien, parce que le XXème siècle ce n’est pas l’Antiquité. Un texte du milieu du XXème siècle, d’après moi, est quasiment contemporain. J’ai beaucoup plus de mal à traduire un texte complètement contemporain. Par ailleurs, la fréquentation de l’opéra m’a donné une connaissance particulière d’une langue archaïque, donc je ne suis pas très dépaysée devant une langue archaïque. Enfin, je pense que le mieux est de traduire le plus simplement, sans forcer, en étant le plus près possible de ce qu’a écrit l’auteur.
Est-ce que la publication d’une nouvelle traduction peut être liée au fonctionnement du marché éditorial ?
En partie oui, parce que je suis à peu près persuadée qu’il y a des traductions qui fonctionnent encore très bien et qu’on fait refaire. Mais parfois une nouvelle traduction peut venir du désir d’un traducteur de se confronter à un texte qu’il aime.
Comment a été pour vous le travail d’écriture de la biographie de Goliarda Sapienza ? Même si vous aviez déjà une connaissance très profonde de son œuvre, aviez-vous été surprise par quelques découvertes ?
En effet, je ne savais pas comment m’y prendre parce que je n’ai jamais écrit de biographie. Mais quand ça m’a été proposé, je me suis dit que, quand même, c’était à moi de le faire en France, étant donné que j’avais tout traduit, et que cela me donnait une connaissance de Goliarda que pas grand monde n’avait.
Je n’ai pratiquement dialogué avec personne de ceux qui l’ont connue. J’avais l’intention de le faire au début, puis j’ai renoncé parce qu’au fond, ma source pour écrire la biographie de Goliarda, c’était précisément les livres que j’avais traduit. Évidemment, cela ne suffisait pas. Et je me suis malgré tout renseignée à travers la lecture de quelques biographies en italien.
Puis, en prospectant un peu dans diverses directions, j’ai découvert une chose dont je ne me doutais pas vraiment : dans ses livres autobiographiques Goliarda modifie énormément de choses sur la réalité de sa vie. Elle le dit, d’ailleurs, et elle revendique ce qu’elle appelle le « mensonge », qui n’est pas à proprement parler un mensonge, évidemment. Donc j’étais un peu déconcertée au départ, et puis je me suis rendue compte qu’en fait cette découverte était un moteur extraordinaire pour la biographie. J’ai mis en relation ce qu’elle disait dans ses textes avec les éléments biographiques qui étaient en contradiction avec ses textes. Même s’il y a aussi une part biographique un peu factuelle, parce qu’il faut jouer le jeu de la biographie, ma biographie s’est bâtie largement sur ce mouvement-là.
À travers ce mouvement vous avez donc trouvé votre approche pour écrire cette biographie ?
Je suis restée un long moment à me dire que je n’allais pas y arriver, à flotter, à patauger… Et puis j’ai suivi ce mouvement, en faisant dialoguer les textes avec mes connaissances, et je me suis lancée.
Par ailleurs, je voulais écrire un récit, quelque chose qui ressemble à un récit, car, de toute façon, c’est ma façon d’écrire. Ce qui m’intéressait était justement ce jeu entre ce qui a été, ce que j’ai lu, et ce qui a été parfois transformé par Goliarda. Je voulais aller à sa rencontre, pas seulement de sa vie, mais à sa rencontre à elle.
Parfois on dit que les traducteurs sont les « auteurs invisibles », qui, dans une certaine mesure, effacent leurs voix pour laisser passer celle de ceux qu’ils traduisent. Êtes-vous d’accord ?
Je pense qu’on est interprète en traduisant. Donc en réalité, forcément, dans une certaine mesure, notre voix passe aussi. Mais c’est vrai que l’idée c’est de faire passer la voix de l’autre.
Cette dynamique d’interprétation conditionne aussi le travail d’un biographe ? Dans le sens qu’il faut trouver une bonne posture, un équilibre, entre l’interprétation des faits de la part du biographe et les faits en eux-mêmes ?
Oui, car il me semble qu’à partir du moment où on prend la parole, on écrit comme on est, et parfois on ajoute aussi quelque chose de personnel. Je savais très bien que de toute manière je n’écrirais pas sans moi-même, c’est à dire que je n’écrirai pas sans une interprétation qui est, en effet, personnelle. Une interprétation que j’espère exacte, que j’espère juste, bien sûr. Mais je ne peux pas m’effacer complètement, et je pense qu’on ne s’efface pas totalement même en traduisant. On fait comme un pianiste : la musique qu’il joue n’est souvent pas de lui, mais il la fait passer avec ce qu’il est quand même. L’effacement, enfin, n’est pas total.
En d’autres mots, je dirais que nous traducteurs sommes un passage et que ce passage porte avec lui quelque chose de nous. Je pense que même l’abandon, la passivité d’une certaine manière, est une action. C’est cet abandon qu’il faut chercher en traduisant et, d’ailleurs, même en écrivant. Il faut se laisser porter. Certes, il va de soi qu’on construit quand on écrit, mais s’il n’y a pas cette part de mouvement, d’abandon, je crois qu’il manque quelque chose.
L’exercice de l’écriture de la biographie vous a posé quelques pièges, ou disons, quelques difficultés ?
J’ai essayé de garder un certain équilibre tout au long de l’écriture. La difficulté a été au début, mais après, une fois que je m’y suis mise, je crois que c’était facile, parce que je connaissais très bien Goliarda et j’avais accumulé beaucoup de choses sur elle, tout en la côtoyant – si je puis dire à travers ses livres. Dans la biographie j’ai voulu respecter une structure chronologique, sauf peut-être dans le chapitre sur l’Art de la joie, où je me livre essentiellement à une analyse, au milieu de laquelle il y a des éléments factuels.
L’aventure éditoriale de Goliarda Sapienza a été extraordinaire et je dirais assez singulière. Quel souvenir vous en gardez et quelle est votre interprétation de son succès en France ?
J’ai un souvenir magnifique de la publication de l’Art de la joie, parce que c’est vraiment passé par moi et par ma note de lecture absolument enthousiaste, à partir de laquelle d’autres personnes comme Viviane Hamy et puis Frédéric Martin ont fait le choix de la publication.
C’était une aventure étonnante, aussi car ce n’était pas joué d’avance. Il y avait beaucoup d’obstacles, comme le fait que l’autrice ne soit plus là pour parler de son livre, le fait qu’il soit très long, le fait qu’il n’y ait pas eu de succès en Italie, le fait qu’il ne ressemble à aucun autre, et cetera. Et en réalité, ça a été un succès extraordinaire.
Moi, je l’attribue un peu à l’esprit transgressif des Français. Je crois que ce qui a arrêté tout le monde en Italie, c’est-à-dire le début extrêmement audacieux du livre, a absolument transporté les lecteurs français, surtout les lectrices. Et j’ajoute à cet élément le fait qu’en France nous avons un une grande tradition romanesque. Et comme par hasard, nous avons commencé la publication de son œuvre par le roman et pas par ses livres autobiographiques.
Et puis peut-être qu’un livre identique venant de France aurait été moins apprécié qu’un livre comme celui-là venant de Sicile, car l’évocation d’un monde sicilien a sans doute quelque chose de fascinant pour un Français. Enfin, c’est une histoire extraordinaire et le sort de Goliarda Sapienza en tant qu’autrice a complètement basculé.
