Entretien avec Anna Jampol’skaja, traductrice de l’italien vers le russe
Auteur: Daniela Rizzi, Université Ca' Foscari, Venise

Comment votre relation avec la littérature italienne a-t-elle commencé ? Y a-t-il eu un épisode, une rencontre particulière dans votre biographie ?
Le premier livre italien qui m’a marqué est La vie de Benvenuto Cellini, publié par la maison d’édition Akademija. Je me souviens que j’ai commencé à le lire et que je n’ai pas pu m’en détacher : j’avais une douzaine d’années, ce livre était pour moi comme un roman d’aventures de Verne ou de Stevenson. Quelques années plus tard, j’ai lu avec grand plaisir des auteurs comme Moravia et Pavese, publiés dans la série « Masters of Contemporary Prose ». Mes parents étaient abonnés à la revue Inostrannaja literatura (Littérature étrangère), qui publiait régulièrement des auteurs italiens. Je la lisais même à l’école, pendant les cours les plus ennuyeux, ce qui donnait souvent lieu à des situations embarrassantes…
Vous travaillez à la chaire de traduction littéraire de l’Institut littéraire Gorkij depuis plus de vingt ans. Comment l’intérêt des étudiants pour les livres italiens a-t-il évolué ces dernières années ?
Comme on le disait en plaisantant à la rédaction de Inostrannaja literatura, il serait plus juste d’appeler le magazine Vie étrangère: à l’époque soviétique, c’était une fenêtre ouverte sur un monde que nous n’avions pas la chance de voir de nos propres yeux. Il y a trente ans, cela suscitait une grande curiosité chez les étudiants. Puis, peu à peu, les voyages en Italie ont cessé d’être réservés à une élite, et l’on a commencé à regarder votre pays avec des yeux plus désenchantés : aujourd’hui, on ne peut plus parler d’une exaltation aveugle, mais d’un amour conscient et authentique. Il en va de même pour les livres : il est désormais plus facile de se les procurer et les conditions sont donc réunies pour comparer les auteurs italiens avec ceux d’autres pays, y compris la Russie. L’étudiant d’aujourd’hui peut facilement juger médiocre un livre italien qui a remporté un prix littéraire prestigieux, ou trouver qu’il imite la manière d’un autre auteur étranger, et à l’inverse mieux apprécier les spécificités de votre littérature nationale. Quoi qu’il en soit, les jeunes continuent de s’intéresser à la littérature italienne, qui est actuellement représentée en Russie de manière beaucoup plus large et variée : d’une part, nous comblons progressivement les lacunes du passé, en traduisant des auteurs qui, pour diverses raisons, ne nous sont parvenus que ces dernières années (par exemple Curzio Malaparte ou Anna Maria Ortese) ; d’autre part, outre la fiction, la non-fiction, la littérature pour enfants et adolescents, le fantastique, les bandes dessinées et les romans graphiques sont désormais volontiers publiés. Les étudiants ont désormais plus de choix, ils peuvent trouver ce qui leur semble le plus proche de leurs intérêts et de leur sensibilité.
Le travail du traducteur jouit-il encore du prestige qu’il avait autrefois dans la culture littéraire russe ?
Je crains que non. Notre profession a perdu une partie de son prestige, et la raison en est ce que je viens de dire : dans le passé, le traducteur était celui qui faisait le lien avec le monde inaccessible des pays étrangers, qui sont maintenant devenus accessibles à tout le monde. La position du traducteur dans le monde de l’édition a également changé : les éditeurs écoutent moins les conseils des traducteurs lorsqu’ils choisissent les titres à publier, et se laissent plutôt guider par les classements des ventes, les prix remportés, les contacts avec les agents, ce qui est présenté dans les foires du livre. Le traducteur littéraire est devenu presque invisible : on parle de lui en mal lorsque la traduction n’est pas appréciée, mais si elle est jugée bonne, personne ou presque ne se souvient de lui. Pourtant, le métier de traducteur attire toujours, même s’il faut prévenir les étudiants, par souci d’honnêteté, que l’on ne peut pas vivre uniquement de ce métier. Mais c’est un métier créatif, qui procure la même satisfaction qu’un instrumentiste qui interprète les œuvres de grands compositeurs.
Quels auteurs italiens avez-vous traduits récemment ? Choisissez-vous vous-même les œuvres que vous souhaitez traduire ou sont-elles proposées par les éditeurs ?
Ma traduction du roman Di chi è la colpa d’Alessandro Piperno vient de paraître et les nouvelles de Zanzotto seront bientôt publiées. La traduction du roman de Gianfranco Calligarich, L’ultima estate in città, est déjà prête à être livrée. Le prochain projet auquel je me consacrerai est le roman Tutti i nostri ieri de Natalia Ginzburg.
En ce qui concerne la sélection, j’accepte parfois les propositions des éditeurs. Par exemple, pour Corpus Editions, j’ai traduit Paolo Cognetti, Elena Ferrante, Paolo Sorrentino, Paolo Giordano, Umberto Eco. D’autres fois, je parviens à faire accepter mes choix par les éditeurs : un recueil d’œuvres du jeune Aldo Palazzeschi, La letteratura e gli dei de Roberto Calasso, un volume de fables et de vers de Roberto Piumini. L’un de mes travaux de ces dernières années est la traduction du roman L’iguane d’Anna Maria Ortese, publié dans un numéro de la revue Inostrannaja literatura consacré aux femmes auteurs italiennes, que j’ai dirigé [n° 5, 2022]. Je chéris ce numéro, c’est un projet qui a eu une période de gestation de presque vingt ans : j’avoue qu’il n’a pas été facile de persuader la rédaction et les collègues masculins. Contrairement à l’Italie, la littérature féminine n’a commencé que récemment à être considérée comme un phénomène à part entière et digne d’attention. Il m’a semblé important de l’illustrer dans sa perspective historique, et non comme le produit d’une « mode » contingente. En ce sens, il y a un lien avec un autre de mes travaux assez récents, la traduction d’Artemisia d’Anna Banti (2021), un livre qui a été très bien accueilli par les amateurs de littérature et d’art. Presque au même moment est sorti le roman Hanno tutti ragione de Paolo Sorrentino, sur lequel j’ai travaillé avec grand plaisir. Sorrentino jouit d’une grande popularité en Russie, ses livres sont des best-sellers.
Il faut ajouter que les livres que j’ai choisis et proposés, ainsi que les numéros spéciaux de la revue Inostrannaja literatura consacrés à l’Italie [en plus de celui mentionné, n° 12 de 2018] ont été publiés grâce au soutien financier de l’Institut italien de la culture et du ministère italien des affaires étrangères. Les éditeurs ne se risquent pas à publier des auteurs qui ne sont pas susceptibles de soutenir des tirages importants, et donc de rapporter des bénéfices suffisants, c’est pourquoi les contributions qui complètent le budget sont indispensables.
La « liste d’attente » des auteurs que vous comptez traduire est-elle longue ?
Il y a un certain nombre d’auteurs que j’aimerais traduire, aussi bien des auteurs des siècles passés que des auteurs contemporains. Je ne les nomme pas : certains attendent leur tour depuis longtemps, d’autres peuvent susciter mon intérêt mais changer d’avis ensuite. Par exemple, il serait intéressant de travailler sur des auteurs dont on sent le lien avec le territoire. Pour la Russie, c’est inhabituel : pour nous, les traditions locales – en termes de langue et de mentalité – sont beaucoup moins importantes. Mais il y a beaucoup de bons auteurs italiens qui n’ont pas encore été traduits et qui doivent être révélés au public russe. En général, je m’intéresse aux auteurs qui, sur le plan artistique et formel, représentent un défi que je n’ai jamais relevé auparavant.
Quelle est, selon vous, la règle principale d’un traducteur ? Ou s’agit-il d’un ensemble de règles ? Ces règles ont-elles évolué au cours de votre activité ?
Je pense que la première règle pour un traducteur est d’être ouvert à l’écoute de l’auteur. Ce n’est pas un hasard si les bons traducteurs sont généralement des personnes qui ont une intuition psychologique. Il ne faut pas mettre son « ego » au premier plan, et ce n’est pas nécessaire lorsqu’on a affaire à un auteur talentueux. Lorsque j’ai traduit Malaparte, par exemple, j’ai eu l’impression d’être sur une piste de danse avec un partenaire très habile : le résultat aurait été bon si je m’étais simplement laissé guider sans prendre d’initiative.
Et il y a un autre danger, celui de développer une certaine manière de traduire et de s’en tenir à un éventail plus ou moins large de solutions. C’est pourquoi il est important d’essayer de traduire des textes qui diffèrent par leur style et leur forme. Je fais toujours travailler mes étudiants sur le vers, même s’ils veulent devenir traducteurs de prose. Il faut constamment développer le goût et la capacité de transposition. Il faut lire des auteurs russes pour enrichir son répertoire linguistique, mais il faut aussi développer son oreille et son œil, écouter de la musique, voir des œuvres d’art figuratif et des pièces de théâtre. Prenons la composante musicale d’un texte : la tonalité, le rythme, l’alternance des pauses. C’est en grande partie l’intuition qui nous permet de le reconnaître, mais l’intuition est basée sur la quantité de ce que nous avons vu, entendu et lu.
En même temps, il est nécessaire de choisir, de se consacrer uniquement aux bons auteurs, car essayer d’améliorer un texte, de masquer ses défauts, est une tâche ingrate. Et bien sûr, il est très important d’aimer ce que l’on traduit : parfois, c’est un sentiment que l’on ne ressent pas immédiatement, on s’habitue à son auteur comme à la personne avec laquelle on vit, mais sans amour, l’union est vouée à ne pas porter de bons fruits.
