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10 juin 2021

«Le métier de l’ombre». Entretien avec Renata Colorni

Auteur:
Thea Rimini

Un travail qui débute en 1973, quand l’éditeur Paolo Boringhieri l’engage pour traduire et éditer les œuvres de Freud. Une entreprise monumentale qui durera plus de 6 ans. Roberto Calassola la contacte ensuite pour lui confier le rôle de correcteur de textes de littérature allemande pour Adelphi et en 1995, elle devient directrice de la collection Meridiani chez Mondadori. Nous parlons ici de Renata Colorni, qui vient de publier un livret pointu, Il mestiere dell’ombra. Tradurre letteratura (Milan, Henry Beyle, 2020), dans lequel elle raconte son expérience de traductrice littéraire de manière captivante et fascinante, loin de toute technicité.

Je voudrais partir de la définition de traducteur qu’on peut lire dans Il mestiere dell’ombra : « C’est une personne en attente d’identité, disposée à être totalement dans l’écoute, la prise en charge, qui accepte de rester dans l’ombre, de se rendre invisible, dotée d’une grande humilité et dévotion, peut-être un peu masochiste, mais qui est aussi pourvue d’une énorme curiosité et générosité ». La question de l’ « invisibilité » du traducteur a fait (et fait encore) l’objet de débats. Pensez-vous que ce soit une caractéristique propre au métier ?

Il n’y a pas de plus beau compliment pour un traducteur que de s’entendre dire qu’il est invisible. C’est pour lui la reconnaissance d’avoir trouvé pour l’auteur une nouvelle tournure dans la langue d’arrivée. Cependant, l’invisibilité est en même temps une condamnation, car il est de ce fait relégué dans l’ombre.

Mais si une traduction n’est réussie que si l’on ne sent pas que c’est en une, n’y a-t-il pas un risque d’aplatir le texte original ?

Une traduction n’est réussie que si elle restitue le texte étranger dans un bel italien, dans une koinè d’élégance condescendante ; si le traducteur, pour respecter l’originalité stylistique, réussit à trouver un mode d’expression nouveau, différent ; s’il réussit à enrichir le patrimoine stylistique de l’italien. Un texte écrit dans une langue nouvelle, qui plaît et qu’on imitera.

C’est ce qui arrive avec les meilleures traductions poétiques…

Seuls les poètes réussissent à traduire la poésie. Et peu importe qu’ils ne soient pas totalement fidèles. Je me souviens par exemple d’avoir complimenté un jour Giovanni Giudici pour sa traduction de l’Onegin et de lui avoir demandé où il avait appris le russe. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? Qu’il ne l’avait jamais étudié. Il avait commissionné une traduction littérale à un professeur de russe et l’avait ensuite remaniée en se laissant guider par sa propre inspiration poétique. La primauté, en somme, revient à la langue d’arrivée.

Il y a donc deux phases dans le travail de traduction…

Absolument. Il y a une première version dans laquelle on s’assure qu’on ne perd pas le sens du texte, sa tonalité, et où l’on se concentre sur la restitution. Ce n’est que plus tard que le traducteur se déleste de la traduction littérale et apporte la preuve de son « orgueil luciférien » en cherchant de nouvelles manières de transmettre l’esprit du texte.

En 2010 vous avez publié une nouvelle traduction de Der Zauberberg de Thomas Mann dans la collection « I Meridiani » sous le titre de La montagna magica. Un choix audacieux si nous pensons à quel point le titre précédent, La montagna incantata, était gravé dans la mémoire des lecteurs. 

En réalité, le choix du titre a été la tâche la plus simple, non seulement parce que le terme « enchanté » n’apparaît qu’une seule fois, au contraire de « magique », mais aussi parce qu’il se rapporte à la structure conceptuelle profonde de la Zauberberg de T. Mann. La montagne des Alpes suisses au sein de laquelle Hans Castorp est piégé dans un luxueux sanatorium de 1907 à 1914, n’est pas revêtue d’enchantement de manière passive, mais est un élément actif et particulièrement perturbant d’enchantement érotique et de transformation intellectuelle et spirituelle : une montagne enchanteresse ou charmeuse, et donc ensorcelée.

En plus d’avoir exercé le métier de traducteur, vous avez été pendant seize ans correctrice de traduction de textes littéraires allemands pour Adelphi, un travail encore plus « invisible » que celui du traducteur, et cependant fondamental.

C’est un métier effrayant, et celui auquel j’ai consacré le plus de temps dans ma carrière. Mais le correcteur ne doit pas seulement corriger les erreurs du traducteur. C’est pour cela que j’ai demandé aux éditeurs de pouvoir traduire moi-même des textes (Bernhard, Canetti). J’en avais besoin pour avoir une certaine autorité vis-à-vis des traducteurs, et instaurer une relation de confiance sur le plan humain et professionnel. Le correcteur doit faire preuve d’une double oblativité : il doit respecter la voix de l’auteur et celle du traducteur, travailler dans un interstice. Parmi les révisions que j’ai effectuées, je suis intervenue davantage sur celles de Bernhard, car je savais que j’avais trouvé la bonne voix avec ma traduction et qu’il fallait la garder. Dans ce cas précis, nous nous sommes unis, moi et les traducteurs, au service de l’auteur, de la page. Malheureusement, il y a de moins en moins de correcteurs aujourd’hui dans les maisons d’édition.

Que pensez-vous de la proposition, avancée plus d’une fois, de rémunérer les traducteurs avec les droits d’auteur ?

Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, parce que ce serait la course aux best-sellers. On risquerait d’avoir des traductions impeccables d’écrivains grand public et aucune de Kafka. Bien sûr, la rétribution devrait tenir compte de la valeur commerciale du texte mais aussi de sa valeur littéraire. Par ailleurs, ce sont souvent les livres à faible tirage qui marquent l’histoire de la littérature.

Un aspect très intéressant de votre réflexion sur la traduction porte sur l’attitude différente de l’écrivain et du traducteur lorsqu’ils se confrontent à la « voix des autres ». L’écrivain « lit surtout pour en tirer quelque chose pour lui-même », alors que le traducteur est à l’écoute. J’ai aussi l’impression que le jugement porté sur l’« écrivain/traducteur » n’est pas très flatteur, comme si l’exercice de la traduction par un écrivain n’était qu’une façon de cannibaliser l’écriture des autres. Est-ce toujours le cas ?

Naturellement il y a des exceptions assez évidentes. Je pense à Caproni, Tabucchi, Magris. Je raisonne de manière générale. L’écrivain a une nature narcissique prononcée qui le porte à traduire pour s’approprier d’autres écritures, comme une sorte de gymnastique. Il est trop concentré sur l’expression de sa propre voix pour se mettre au service de la voix des autres.

Pensez-vous qu’aujourd’hui la critique, militante ou académique, reconnaît la juste valeur de la traduction ?

Les traducteurs se battent encore pour que leur travail soit reconnu par la critique littéraire. Je cite un exemple : beaucoup d’écrivains italiens ces dernières années ont « bernhardisé », c’est-à-dire écrit dans le style de Thomas Bernhard. En réalité, ils ont imité le style du traducteur de l’écrivain autrichien vers l’italien, c’est-à-dire le mien. La langue de Bernhard qui est entrée dans notre patrimoine littéraire est la voix de son traducteur. Mais personne ne l’a remarqué.

Dans votre livre, vous affirmez vous intéresser très peu à la théorie en matière de traduction, et vous ne citez d’ailleurs aucun traductologue. Ne pensez-vous pas que le théoricien de la traduction et le traducteur pourraient au contraire profiter l’un de l’autre ?

Il y a certainement des exceptions. Je trouve surtout intéressantes les analyses d’Antoine Berman. Mais en général cela m’amuse plus de traduire que d’étudier la traductologie.

Quelle a été l’influence de votre expérience de traductrice sur votre travail de directrice de « I Meridiani » ?

Elle a été fondamentale. “I Meridiani” accueillent des classiques de toutes les époques et de toutes les langues. J’ai fait retraduire de vieux Meridiani comme ceux de Virginia Woolf, et j’ai même renoncé à des projets éditoriaux quand je ne trouvais pas de bons traducteurs. La traduction est le meilleur viatique, le marketing le plus efficace pour vendre un livre étranger. Il suffit de penser au « cas Simenon », né de nouvelles traductions commissionnées par Adelphi.

Quel conseil donneriez-vous aux jeunes qui veulent devenir traducteurs littéraires ?

De lire dans la langue d’arrivée. Surtout des textes de la même période que celui qu’on est en train de traduire. Et bien sûr, de s’informer sur la matière dont traite le texte.

Pensez-vous qu’on puisse enseigner la traduction littéraire ?

On n’enseigne pas le métier d’écrivain et pourtant le monde pullule d’écoles d’écriture. C’est la même chose pour les écoles de traduction. Elles peuvent être utiles pour enseigner les bases du métier, pour apprendre à reconnaître le ton d’une œuvre (l’ironie par exemple), mais le talent littéraire, nécessaire à la traduction, est plus difficile à enseigner. Le travail du traducteur littéraire est un travail littéraire qui requiert une sorte de talent de seconde phase, et une certaine originalité.



 

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