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5 juin 2023

Pier Paolo Pasolini en traduction (troisième partie)

Auteur:
Martine Van Geertruijden (Université « La Sapienza », Rome)

Le rapport de Pier Paolo Pasolini avec la France a été et est encore aujourd’hui l’un des plus passionnés, mais aussi l’un des plus stables. Rappelons, à la suite de la projection très controversée de L’Évangile selon saint Matthieu à Paris en 1964, son dialogue avec Sartre lors d’un célèbre rendez-vous au Café du Pont-Royal, au cours duquel l’auteur de La Nausée a pris la défense du cinéaste face aux intellectuels de gauche qui le contestaient ; ou encore la critique de Foucault à l’Enquête sur la sexualité (Comizi d’amore) dans Le Monde en 1977 ; ou le commentaire de Gilles Deleuze, qui voyait dans L’Expérience hérétique (1976, Empirismo eretico) un des textes philosophiques les plus pertinents de la seconde moitié du XXe siècle en Italie. Mais encore une fois, ces témoignages soulignent la place prépondérante occupée par l’œuvre cinématographique dans la réception française de Pasolini.

Bien que les romans aient été publiés très tôt (Les Ragazzi et Une vie violente, traduits par Michel Breitman, sortent respectivement en 1958 et 1961), c’est avec la projection de l’Évangile que l’écrivain fait son entrée dans le débat français. Et, après la traduction du Rêve d’une chose (Angélique Levi, 1965) qui lui fait franchir le seuil de la maison Gallimard, laquelle sera dorénavant son principal éditeur, la véritable popularité arrive avec la sortie en salle de Théorème en 1969, salué comme un chef-d’œuvre par François Mauriac. Le roman homonyme ne sera pourtant traduit que dix ans plus tard par José Guidi (alors que ce texte, un des plus traduits, est publié immédiatement après la présentation du film à la Mostra de Venise en 1968, en raison sans doute de la controverse qu’il suscite, en Allemagne, au Brésil et au Japon, mais aussi dans d’autres pays qui ont peu traduit le reste de l’œuvre, comme le Danemark, la Pologne et la Finlande). Tout cela est donc lié au cinéaste Pasolini et, malgré les relations étroites qu’il entretient avec le monde intellectuel français (souvent par l’intermédiaire de son amie Maria Antonietta Macciocchi), la véritable découverte du poète, romancier et polémiste n’arrive qu’après sa mort, dont la presse de l’hexagone se fait largement l’écho. À partir de 1975, les traductions françaises suivent souvent sans délai les publications italiennes. Les Écrits corsaires (Philippe Guilhon) et L’expérience hérétique (Anna Rocchi Pullberg, qui traduira également les Lettres luthériennes, 2000) paraissent en 1976 ; en 1980, La Divine Mimesis (Danièle Sallenave), Le Père sauvage (José Guidi) et Dialogues en public, 1960-1965 (François Dupuigrenet-Desroussilles) ; en 1983 Amado mio et en 1984 Descriptions de descriptions et L’Odeur de l’Inde (René de Ceccatty, qui traduira aussi Pétrole en 1995 – dont une nouvelle édition augmentée paraîtra en 2006 – et Histoires de la cité de Dieu en 1998). Avec José Guidi pour la poésie et Jean-Paul Manganaro pour les récentes retraductions des deux principaux romans, René de Ceccatty s’est en effet imposé comme la principale voix française de Pasolini, proposant et traduisant également plusieurs volumes de poèmes ces dernières années : Adulte ? Jamais : une anthologie 1941-1953 (2013), La Persécution : une anthologie, 1954-1970 (2014), Poésie en forme de rose (2015) et La religion de mon temps (2020). De Ceccaty a également permis d’approfondir la connaissance de Pasolini grâce à ses traductions de deux biographies italiennes, celle d’Enzo Siciliano, Pasolini, biographie (1991), et celle de Nico Naldini, Pasolini : une vie (1996), ainsi que de la Correspondance générale : 1940-1975 (1995). Enfin, il a publié son propre Pasolini en 2005, augmenté et mis à jour à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain, en intégrant, en particulier, les nouveaux éléments apparus dans les différentes enquêtes sur l’assassinat de l’écrivain. Saluons enfin l’audace des traducteurs des textes frioulans, Nathalie Castagné et Dominique Fernandez, pour Poèmes de jeunesse et quelques autres (1995), et Vigji Scandella pour Poèmes oubliés (1996) et Dans le cœur d’un enfant (2000).

 

Les lecteurs allemands ont eux aussi accès aujourd’hui à une grande partie de l’œuvre de Pasolini ; pourtant une fois de plus, la chronologie des traductions montre une réception singulière. Tout d’abord, comparée à d’autres pays, la date de publication de Ragazzi di vita, dans la traduction de Mosche Kahn, est frappante : 1990, soit plus de trente ans après sa publication en Italie. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le roman n’est sorti qu’en 1992 en néerlandais (Henny Vlot) et s’il n’est traduit, à ma connaissance, dans aucune langue scandinave, où la bibliographie pasolinienne se limite d’ailleurs à quelques anthologies poétiques et recueils d’essais. Ce n’est que dans le cas de la Suède que la bibliographie est plus riche, notamment en ce qui concerne les textes poétiques et théâtraux : dès 1975, Gramscis aska (Les cendres de Gramsci) traduit par Arne Lundgren a été publié par la petite maison d’édition René Coeckelberghs Bokförlag dans une collection de poésie, « Tuppen på Berget – Le coq sur la montagne » dirigée par Artur Lundkvist, qui a publié huit titres cette année-là, parmi lesquels Borges, Eluard et Guillén. Quelques années plus tard, les traductions de Amado mio (Gustav Sjöberg, 2010) et de Pylades (Carl Henrik Svenstedt, 2012) sont publiées dans la série « Cartaditalia Bokserie », créée à Stockholm par Paolo Grossi en 2010. Ce manque d’intérêt pour les thèmes de la prose pasolinienne – à savoir la situation de misère économique et morale dans laquelle vivent les populations en marge des centres urbains, icônes du consumérisme naissant – est significatif : ces thèmes sociaux, politiques et esthétiques italiens étaient probablement très éloignés du débat culturel de pays où l’extinction de la civilisation paysanne était désormais un fait acquis.

Pour en revenir à l’Allemagne, après Vita violenta (Gur Bland, 1963), les seules traductions de cette période sont celles de Der Traum von einer Sache (Il sogno di una cosa) (qu’il n’est pas surprenant de voir publié en 1968 d’abord en RDA, traduit par Hans Otto Dill, puis en RFA seulement en 1983) et de Theorem oder Die nackten Füße (Heinz Riedt, 1969), signe que là aussi l’auteur est découvert et apprécié surtout en tant que cinéaste. La situation change à partir de 1978, grâce au coup de foudre d’un important éditeur, Klaus Wagenbach : « Dès que j’ai lu les Scritti corsari, j’ai appelé Garzanti. Ils m’ont dit que j’étais le sixième éditeur allemand à demander une option sur les droits. Résultat des courses : quand les autres ont lu ces articles, anti-bourgeois, anticatholiques, anti-communistes, ils ont déclaré forfait les uns après les autres. Et j’ai publié cette merveilleuse tête folle de Pasolini ». La première édition (Freibeuterschriften, traduit par Thomas Eisenhardt) connaît un succès retentissant : cette fois, la polémique contre le consumérisme, l’idée de mutation anthropologique et d’autres problématiques encore touchent la sensibilité allemande, notamment celle des Grund qui feront de ce recueil une sorte de bible. Dès lors, Wagenbach et d’autres éditeurs avec lui s’efforcent de rattraper le temps perdu : ils publient d’abord des essais (Ketzererfahrungen Empirismo eretico, Reimar Klein, 1979 ; Lutherbriefe, Agate Haag, 1983, et même Auswahl: Literatur und Leidenschaft Passione e ideologia, que les Allemands sont, à ma connaissance, les seuls à avoir traduit), mais aussi la poésie, avec Gramsci’s Asche, traduit en 1980 par Toni et Sabina Kienlechner, suivi deux ans plus tard par une anthologie très complète, Unter freiem Himmel, puis, en 1989, Die Nachtigall der katholischen Kirche (Toni et Bettina Kienlechner). La prose aussi est désormais disponible en allemand avec Barbarische Erinnerungen. La Divina Mimesis et Amado mio (1983 et 1984, traduits par Maja Pflug), Ali mit den blauen Augen, (1990, Bettina Kienlechner et Hans Peter Glücker), Ragazzi di vita et Petrolio, (1990 et 1994, tous deux traduits par Moshe Kahn) et Geschichten aus der Stadt Gottes (1996, Annette Kopetzki). Tout comme en France, la correspondance (1991, Briefe (1940-1975), traduite par Maja Pflug) et les biographies d’Enzo Siciliano et de Nico Naldini sont également disponibles.

 

Cette revue raisonnée en trois épisodes s’arrête aux confins des continents européen et américain. Pour conclure, il semble évident que dans tous les pays, en particulier à certaines époques, la gêne ou le scandale, la religiosité et tous les traits caractéristiques de la figure de Pasolini – tant en raison de son homosexualité que des multiples formes de son engagement civil – ont déterminé les modalités de sa diffusion et de sa réception à l’étranger. Il s’agit là de deux aspects qui mériteraient d’être approfondis séparément, en tenant compte des titres traduits, mais aussi des maisons d’édition qui les ont publiés et de l’accueil que la presse, d’une part, et la critique plus académique, de l’autre, ont réservé à chaque œuvre.

Une dernière réflexion s’impose, à la lumière des innombrables manifestations organisées à l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur : il semble que désormais, dans de nombreux pays, ce qui attire le public vers l’œuvre de Pasolini, c’est moins la figure du cinéaste que celle de l’intellectuel s’interrogeant sur les bouleversements sociaux, le passé et le présent, et apportant en quelque sorte – ce qui est rare – une réflexion d’ensemble sur la culture. En témoignent également les anthologies thématiques qui paraissent un peu partout, reprenant des textes en prose et en poésie, notamment sur le thème de la mutation anthropologique et de la critique d’un présent conditionné par le développement de l’économie et des médias de masse. Je citerais, pour terminer, l’anthologie espagnole Manual corsario, qui propose un parcours dans l’immensité de l’œuvre pasolinienne, en intercalant entre les textes les plus significatifs de courts essais biographiques et des interventions de spécialistes.

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