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4 mai 2022

Traduire pour le théâtre. Interview à Laurence Van Goethem

Auteur:
Thea Rimini, Université de Mons – Université libre de Bruxelles

Passionnée par le théâtre et la traduction, Laurence Van Goethem a longuement travaillé dans le domaine de l’édition théâtrale à Bruxelles. Une complicité de près de dix ans la lie à Marco Martinelli, cofondateur du Teatro delle Albe, dont elle a traduit de nombreuses pièces et quelques essais. 

Pourriez-vous nous raconter comment sont nés votre intérêt pour l’Italie et la traduction littéraire ?

Ҫa vient de plusieurs choses. J’ai grandi en Italie (Lombardie), ensuite, j’ai fait des études de Langues et littératures romanes à l’Université libre de Bruxelles. Je suis partie en Sicile dans le cadre du programme Erasmus, et j’ai tellement aimé cette région que je suis restée vivre un peu là-bas. Ҫa, c’est pour mon attachement à la langue et à la littérature italienne. Quand je suis revenue à Bruxelles, j’ai commencé une formation en traduction littéraire, au Centre Européen de Traduction Littéraire qui a été fondé par Françoise Wuilmart. Pour mon mémoire de traduction, j’ai choisi de travailler sur l’auteur sicilien Sebastiano Addamo, notamment sur son roman Un uomo fidato. J’ai travaillé avec Mario Fusco, un des plus grands traducteurs de littérature italienne du XXe siècle. J’ai ainsi eu une approche plutôt littéraire à la traduction. En parallèle, j’ai été prof de français et j’ai intégré une maison d’édition théâtrale qui publiait une revue consacrée aux arts de la scène. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à côtoyer plus sérieusement le théâtre. J’ai commencé à écrire des critiques de spectacles, mais je ne savais pas encore comment lier réellement mes deux passions : le théâtre et la traduction. 

 

Et puis vous avez finalement réussi ?

Je dirais que oui ! Un jour, on m’a demandé d’aller interviewer Marco Martinelli et Ermanna Montanari qui étaient à Mons pour préparer un spectacle à l’occasion de Mons 2015-Capitale européenne de la culture. Ce fut une rencontre déterminante : j’ai été frappée par l’intelligence et la générosité de ce couple assez mythique du théâtre italien.… Ils étaient passionnants tout en étant charmants et accessibles. Une grande amitié est née. Peu après Marco m’a demandé de traduire une de ses pièces, Bonifica (La plage de Daura en français) et qui a été éditée chez Émile Lansman avec un autre texte traduit par Jean-Paul Manganaro Rumore di acque (Bruits d’eaux), qui a beaucoup tourné dans plusieurs pays. Dans le cadre de ma formation au CETL, après avoir rendu mon mémoire, j’ai continué à fréquenter le Collège européen des traducteurs de Seneffe qui organisait un stage de surtitrage, ̶ qui est une autre forme très intéressante de traduction ̶ et j’ai justement travaillé sur ce spectacle de Martinelli, Bruits d’eaux

 

Qu’est-ce qui vous a fasciné dans cette compagnie théâtrale ?

D’abord, son histoire. Le Teatro delle Albe est né dans les années 1980, et emploie aujourd’hui une trentaine de personnes à temps plein. Ils développent leur pratique, qui est très liée à la ville de Ravenne et aux habitants, dans un magnifique théâtre dans le centre-ville, une ancienne chapelle reconvertie. J’ai traduit ensuite une autre pièce que Marco a écrite pour sa compagnie : Vita agli arresti di Aung San Suu Kyi (Aung San Suu Kyi, une vie assignée à résistance), un texte qui parle de la résistante birmane Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix. Marco Martinelli, écrit et met en scène pour ses acteurs, cela peut être difficile pour un metteur en scène extérieur de s’emparer de ses textes. À côté de ça, Martinelli a une activité assez foisonnante d’écriture d’essais sur sa pratique et j’ai traduit il y a quelques années un petit texte que je trouve splendide, Farsi luogo (Se faire lieu), un manifeste poético-politique relatif à son théâtre. J’ai pu le faire publier aux Éditions Alternatives théâtrales à Bruxelles. 

En 2016, il a sorti un autre essai, Aristofane a Scampia. Come far amare i classici agli adolescenti con la non-scuola (Aristophane dans les banlieues, pratiques de la non-école, Actes Sud-Papiers, 2021). J’ai adoré ce livre qui témoigne de sa pratique pédagogique qu’il développe avec les adolescents du monde entier. Je me suis dit qu’il fallait lui trouver un public francophone. Martinelli y raconte son expérience du théâtre à travers l’aventure de la « non-école » qu’il a créée. C’est un récit que je trouve extrêmement touchant et assez exemplaire. 

 

Comment avez-vous réussi à le publier en français ?

C’est un parcours que tout traducteur connait bien. Je suis traductrice indépendante, il a fallu aller chercher les maisons d’édition, essayer de convaincre. Déjà, le théâtre est une niche, alors le théâtre italien, c’est une niche dans la niche, il est peu connu, à l’exception de quelques grands noms comme Pippo Delbono, Romeo Castellucci, Emma Dante… J’ai écrit à Claire David éditrice d’Actes Sud-Papiers. Le défi a été de montrer l’intérêt du livre sans tout traduire. Finalement, il a été publié et il a même reçu le Prix du syndicat de la critique comme meilleur livre sur le théâtre. Je suis très reconnaissante envers Claire David et Georges Banu qui ont accepté de se lancer dans cette aventure éditoriale. C’était un risque !

Martinelli est un auteur tellement complexe, que j’ai l’impression d’en traduire plusieurs. J’ai traduit récemment avec Danièle Robert deux de ses pièces plus poétiques. L’une, Fedeli d’amore (Fidèles d’amour) est liée à l’histoire personnelle de Dante, qui est mort et enterré à Ravenne ; l’autre, Madre, est un récit allégorique mettant en scène une femme tombée au fonds d’un puits, et de sa relation complexe au fils.

Pour l’instant, Martinelli est impliqué dans un grand projet d’adaptation de la Divine Comédie, pour lequel il travaille avec des centaines de citoyens de Ravenne. À côté de ça, il développe avec Ermanna Montanari toute une recherche plus portée sur le théâtre musical. Ermanna est une actrice extraordinaire qui fait un remarquable travail de recherche vocale très lié au dialecte romagnol. Elle vient de fonder une école d’expression vocale à Ravenne : Malagola.

 

Vous venez d’évoquer le travail du Teatro delle Albe en dialecte. Nous arrivons ainsi à la question épineuse de comment traduire le dialecte…

Pour sa dernière pièce Madre (cotraduite avec Danièle Robert, grande traductrice de l’œuvre de Dante et du latin), on a décidé de traduire les parties dialectales romagnoles en dialecte wallon et occitan. Finalement, nous étions quatre : un traducteur wallon, un traducteur occitan, Danièle et moi. Dans le cas du dialecte, la difficulté est de rendre la même perplexité qu’un utilisateur italien connait devant un dialecte qu’il ne maitrise pas mais qui ne lui est pas tout à fait étranger non plus.

 

Quelle est la différence lorsqu’on traduit des essais ou des pièces théâtrales ?

Dans la traduction d’essais, il faut se mettre à la place d’un lecteur francophone. C’est le contexte de réception qu’il faut prendre en considération, le contexte d’un lecteur qui ne connait pas l’auteur. Pour Aristophane dans les banlieues, j’ai parfois délibérément supprimé certains passages (avec l’accord de l’auteur), qui contenaient des références qui n’étaient pas forcément connues du lecteur francophone. J’ai la chance de pouvoir travailler vraiment en complicité avec Marco Martinelli, donc en confiance. Par ailleurs, j’ai ajouté un chapitre qui concernait son expérience de non-école au Kenya, sur base d’un entretien que j’ai fait avec lui. En fin de volume, j’ai traduit et fait publier le Noboalphabet que je trouvais fondamental pour bien comprendre le travail du Teatro delle Albe ; c’est un abécédaire poétique qui égrène les principes (et les non-principes) qui fondent sa démarche théâtrale. 

 

Et la traduction pour le théâtre ?

La difficulté, dans le théâtre de Martinelli, est liée au fait que ses textes sont souvent conçus pour sa compagnie, pour Ermanna Montanari, l’actrice principale de sa compagnie qui mène cette recherche vocale très originale. Il faut les traduire d’une façon un peu neutre quand ils ne sont pas liés à un projet de mise en scène. Je trouve que la traduction d’un texte dramatique n’est pas toujours intéressante en soi, il y a peu de gens qui lisent le théâtre, pour moi, elle doit être liée à une mise en scène. 

Par exemple, la traduction de Pirandello que l’on retrouve dans les livres n’a pas beaucoup d’intérêt en soi, mais quand on le réadapte pour une mise en scène, ça devient extrêmement intéressant. 

Ce que je trouve également intéressant, c’est quand le traducteur fait partie intégrante de la création, quand il accompagne le metteur en scène. D’ailleurs, c’est parfois le metteur en scène lui-même qui traduit et adapte. Le traducteur traduisant une pièce de théâtre doit ainsi s’adapter au contexte dramaturgique, au jeu de l’acteur ; il doit se confronter aux objets de la mise en scène : par exemple, si dans le texte c’est écrit « un seau », mais que sur la scène il y a une carafe, le traducteur peut se permettre d’écrire « carafe », à mon sens. 

 

Récemment, vous avez publié un très intéressant article dans la revue Traduire où vous abordez le défi de la traduction théâtrale. À un moment, vous écrivez « Les traductions au théâtre renferment des richesses parfois insoupçonnées. […] L’objectif principal de la traduction n’est plus le texte dramatique en lui-même dans une sorte de sacralisation mortifère, mais la réalisation scénique à venir, dans une langue inventive, face à un public « vivant » et (ré)actif. » Existent-elles différentes typologies de traducteurs pour le théâtre ?

En gros, pour schématiser, on peut dire qu’il y a deux types de traducteurs au théâtre : les traducteurs qui sont plus linguistes, plus littéraires, qui font des incursions parfois dans le domaine théâtral mais qui restent traducteurs littéraires avant tout, et ceux qui sont « traducteurs adaptateurs » et qui travaillent avec les metteurs en scène, parfois ce sont même des acteurs qui traduisent. C’est le cas de Pietro Pizzuti, acteur d’origine italienne, qui n’a pas eu une formation littéraire ou de traducteur : il joue pendant qu’il traduit et il traduit pendant qu’il joue. Certaines personnes pensent que seuls les acteurs peuvent traduire le théâtre, je n’irais pas jusque-là mais c’est vrai qu’il y a ce côté d’expérimentation du texte et de « mise en bouche » de la langue qu’il faut maitriser quand on traduit du théâtre.

 

Vous avez dit que le surtitrage est une autre forme de traduction. Pourriez-vous revenir sur cet aspect ?

Le surtitrage, c’est la question de transposer l’oral en écrit, en synthétisant très fort. Il faut aller directement au sens, pour que les spectateurs comprennent et ne pas s’attarder dans de longues envolées lyriques. C’est un outil, ce n’est pas une œuvre littéraire. Il y a même un nombre de signes qu’il ne faut pas dépasser. Le spectateur ne doit pas être distrait par le surtitre. Le problème du surtitrage se passe aussi au niveau de la scénographie : où mettre le texte ? J’ai fait aussi plusieurs fois l’expérience d’envoyer moi-même les surtitres pendant le spectacle, la question du timing est très stimulante : il faut les envoyer ni trop tôt ni trop tard. Cela peut être très stressant ! C’est un sacré boulot parce-que tu es un peu dans l’ombre, mais, en même temps, tu es au cœur de la création. J’aime les métiers de l’ombre au théâtre.

 

Dans votre article, vous parlez d’une troisième typologie de traduction pour le théâtre, le doublage en direct d’Ascanio Celestini realisé par Patrick Bebi.

Lorsqu’il vient présenter ses spectacles en Belgique, Ascanio Celestini, qui déteste les surtitres, est accompagné sur scène par le comédien Patrick Bebi, qui est assis à côté de lui et le traduit en direct oralement. Je dois dire que c’est perturbant quand tu connais les deux langues. Mais il faut voir cela comme une « performance » à part entière, très originale.

David Murgia qui a travaillé aussi avec Celestini, a une toute autre démarche. C’est un peu comme Pizzuti : Murgia traduit Celestini, mais à la fin, le résultat n’est ni du Celestini ni du Murgia, c’est un entre-deux qui fonctionne très bien ! 

 

Quels sont vos projets en cours ?

Dans le domaine des essais sur les arts de la scène, j’aimerais traduire un ouvrage qui décrit le travail d’Armando Punzio avec les détenus à Volterra, ce serait un peu dans la foulée de l’expérience pédagogique de Martinelli. On parle beaucoup aujourd’hui du théâtre social, mais il serait important de faire connaître ce qui existe déjà depuis longtemps dans ce domaine et qui a donné des résultats remarquables, comme l’expérience de Punzio. 

Je continue à traduire l’œuvre foisonnante de Marco, et j’ai aussi envie de m’atteler à d’autres auteurs et autrices qui mériteraient d’être connus dans les pays francophones.

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