Carlo Emilio Gadda en traduction
Auteur: Carolina Rossi, Università di Pisa
Depuis 1961 jusqu’à nos jours, les œuvres de Carlo Emilio Gadda ont été traduites en 18 langues dans 22 pays. C’est une réelle surprise si l’on considère la densité et la polyphonie stylistique et linguistique de son œuvre que les traducteurs ont dû affronter.
Les premières traduction de Gadda sont apparues dans les années 1960 suite à l’attribution du « Prix international de littérature » à la Cognizione del dolore. Ce prix prestigieux avait récompensé avant lui des auteurs comme Samuel Beckett ou Jorge Luis Borges. Entre 1963 et 1966, on assista en Europe à une première reconnaissance de l’auteur avec des éditions importantes comme la traduction allemande de la Cognizione del dolore (Die Erkenntnis des Schmerzes, 1963), enrichie par une postface de H. M. Enzensberg, suivie par des traductions en néerlandais (De ervaring van het verdriet, 1964), en espagnol (Aprendizaje del dolor, 1965) et en portugais (O conhecimento da dor, 1966).
La notoriété croissante du nom de Gadda à l’étranger est due, en particulier, aux éditions toujours plus nombreuses de Quer pasticciaccio brutto de via Merulana, traduit pour la première fois en Allemagne en 1961 (Die gräßliche Bescherung in der Via Merulana) en dépit du fait que les négociations pour la traduction française aux Éditions du Seuil étaient déjà en cours peu de temps après la publication du volume en Italie en 1957. La traduction du roman (L’Affreux pastis de la rue des Merles), par Louis Bonalumi, ne sera publiée qu’en 1963 avec une postface de François Wahl, éditeur de la célèbre maison parisienne que Gadda rencontra en personne au cours de l’été 1958 et auquel il offrit spontanément de collaborer à la révision des épreuves. Ces deux publications signèrent le début d’une longue série de traductions. En 1965, parut la traduction anglaise (distribuée aux États Unis et dans le Royaume-Uni), puis les traductions allemandes, espagnoles, tchèques etc. Aujourd’hui Quer pasticciaccio est l’œuvre de Gadda la plus lue à l’étranger avec 37 traductions en 16 langues (dont le japonais, le finnois, le serbo-croate, l’hébreu et le roumain). Ce roman a réellement tenu un rôle fondamental dans sa consécration comme auteur à succès.
Cette popularité inattendue permit à Gadda de recevoir un certain nombre de propositions de la part d’éditeurs étrangers durant ces années-là. Les droits pour la diffusion, la distribution et la publicité de ses œuvres étaient gérés par l’une des personnalités les plus influentes de littérature du moment, l’agent Erich Linder. Ce dernier dominait les rapports entre les éditeurs italiens et les maisons d’édition étrangères et s’évertuait à faire valoir les droits de ses auteurs lors des négociations. Mais dans le cas de Gadda, Linder n’était pas seul et pouvait bénéficier de la collaboration de deux éditeurs exceptionnels : Pietro Citati et Gian Carlo Roscioni qui travaillaient respectivement chez Garzanti et Einaudi.
Le rôle joué par les éditeurs dans les rapports entre auteur et monde de l’édition est parfois déterminant sur la destinée d’une œuvre à l’étranger. La traduction anglaise de la Cognizione (Braziller, 1969 ; Owen, 1969), par exemple, grâce à l’intervention de Roscioni, proposa, une année avant l’édition italienne, deux chapitres subsidiaires, demeurés jusque là inédits à la demande explicite de l’auteur. On doit leur publication à l’étroite collaboration entre Roscioni et le traducteur anglais William Weaver. Ce dernier déclara expressément avoir eu souvent recours à l’aide de Roscioni pour la traduction et ce, en raison de la discrétion bien connue de Gadda. La cognizione del dolore et Quer pasticciaccio brutto de via Merulana, les deux œuvres les plus en vue de Gadda auprès des maisons d’édition étrangères, ont fait de l’auteur italien une référence littéraire internationale du genre romanesque. Après les années 1960, les traductions des œuvres de Gadda connurent un coup d’arrêt général jusqu’au milieu des années 1980 quand Dante Isella démarra en Italie une importante étude philologique des manuscrits laissés par l’auteur, qu’il rassembla dans une édition complète chez Garzanti. Cette initiative eut un certain écho amenant à un renouveau éditorial de l’œuvre de Gadda à l’étranger : on compte pas moins de 82 éditions dans le monde entier entre 1982 et 2002. En France, en particulier, où Gadda a toujours joui d’une notoriété considérable, furent publiées de nombreuses œuvres inédites retrouvées grâce à Dante Isella, dont Novella seconda (Bourgeois, 1987) et La mécanique (Seuil, 1992). On doit ces traductions, entre autres initiatives, au critique Jean-Paul Manganaro, véritable « passeur » de la littérature italienne en France. Elles contribuèrent à confirmer la fidélité durable que la culture francophone voue à Gadda (les traductions en français représentent plus d’un quart des traductions de Gadda à l’étranger).
Depuis le début des années 2000, l’intérêt pour l’œuvre de « l’ingegnere » est retombé. On note toutefois :
- la réédition de traductions célèbres comme celles de Weaver (That Awful Mess on Via Merulana, New York Review Books Classics, 2007) et de Petit, Masoliver et Muñiz (Aprendizaje del dolor, Días contados, 2011), les deux remontant à 1965 ;
- de nouvelles initiatives éditoriales qui témoignent du récent intérêt des pays du Nord de l’Europe pour l’œuvre de Gadda (la première traduction en finnois du Pasticciaccio date de 2010 ; on suivit la traduction de la Cognizione en néerlandais en 2011 et en danois en 2013) ;
- de nouvelles traductions d’œuvres déjà éditées, comme l’édition de The Experience of Pain (2017), dirigée par Richard Dixon chez Penguin Classics, qui marque un certain éloignement de la traduction de Weaver, dont le choix du titre (jusqu’en 1985 : Acquainted with Grief). Dixon lui-même a traduit en 2019 le récit, The Mother, publié dans le recueil The Penguin Book of Italian Short Stories.
Ces dernières années, donc, les deux titres qui semblent avoir attiré particulièrement l’attention des maisons d’édition étrangères, La cognizione del dolore et Quer pasticciaccio brutto de via Merulana, ont consacré la présence actuelle de Gadda dans le contexte littéraire international sous le signe de la forme narrative du roman.