Italo Calvino en traduction – Première partie
Auteur: Francesca Rubini, Università “La Sapienza” - Rome
Depuis 1955, les livres d’Italo Calvino ont été publiés dans 67 pays, définissant le profil d’un écrivain universel, lu en 56 langues et reconnu dans le monde entier comme l’un des principaux intellectuels du XXe siècle. Ce parcours commence au milieu des années 1950, lorsqu’Italo Calvino est présenté comme l’un des protaginistes les plus significatifs de la nouvelle littérature italienne, liée à l’expérience de la Résistance et associée aux figures de Cesare Pavese et de Elio Vittorini. Après la première traduction du Visconte dimezzato (Le Vicomte pourfendu) chez Albin Michel en 1955, le Seuil s’impose comme son principal éditeur français, Juliette Bertrand signe le plus grand nombre de traductions et François Wahl devient le conseiller éditorial de référence, permettant au public de connaître la trilogie de I nostri antenati (Nos Ancêtres, 1955-62), les Fiabe italiane (Contes italiens,1959), les nouvelles des Amori difficili (Aventures, 1964), La giornata d’uno scrutatore (La journée d’un scrutateur,1966) et la série des Cosmicomiche (1968-70). À partir de 1956 (Royaume-Uni) et 1957 (États-Unis), Italo Calvino est également présent sur le marché du livre anglophone grâce au travail d’Archibald Colquhoun : ses traductions de Il sentiero dei nidi di ragno, 1956-7) et de I nostri antenati (1959-62) paraissent simultanément des deux côtés de l’Atlantique, tandis que la première édition des Racconti (1957) est imprimée exclusivement à Londres et celle des Fiabe italiane (1959, traduction de Louis Brigante) à New York. En 1968, Le cosmicomiche est le premier titre traduit par William Weaver, qui s’affirme comme la voix anglaise de Calvino pour les vingt années suivantes. En revanche, les éditions en castillan présentent une sorte d’anomalie, apparaissant à partir de 1956 en Argentine et seulement à partir de 1970 en Espagne (mais il y avait eu aussi deux éditions en catalan en 1965). Aurora Bernárdez, épouse de l’écrivain et ami Julio Cortázar, que Calvino a choisi comme son traducteur de confiance, est également originaire de Buenos Aires. Pour des raisons profondément différentes, à partir de 1957, la large diffusion en langue allemande fut également divisée en deux : en Allemagne de l’Ouest, chez Fischer et en Allemagne de l’Est, chez Volk und Welt, tous deux principalement intéressés par I nostri antenati et par les Fiabe italiane. Entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, Calvino s’impose dans les pays d’Europe centrale et en Scandinavie, où il noue des relations éditoriales décisives : au Danemark (1959) avec le Nyt Nordisk Forlag Arnold Busck ; en Suède (1959) avec Bonnier et la traductrice Karin Alin ; en Finlande avec Tammi (1960). Si ces pays manifestent un intérêt systématique et permanent, en revanche, en Norvège (1961) et aux Pays-Bas (1962) les premières traductions de ses livres restent épisodiques et il faudra attendre quelques années avant que leur renommée ne s’affirme durablement. Le phénomène se répète souvent en Europe de l’Est et au-delà du rideau de fer, où le succès n’arrive que dans les années 1980, après quelques traductions sporadiques en Yougoslavie (1959-66, en croate, serbe et slovène) et en Tchécoslovaquie (1959-65, en tchèque et slovaque). Si la réponse des éditeurs polonais (1957), hongrois (1957), estoniens (1959) et roumains (1963) est nettement plus articulée et
convaincante, en Russie, à partir de 1959, Italo Calvino est présenté comme un auteur néo-réaliste et militant, selon un schéma idéologique qui, en 1968, tente également d’intégrer les Cosmicomiche, en les inscrivant de force dans le cadre rassurant de la science-fiction. Le tableau européen est complété par les traductions portugaises qui circulent à Lisbonne depuis 1960 et, à partir de 1970, au Brésil par de nouveaux éditeurs et traducteurs. La dimension mondiale de la diffusion de Calvino est enrichie par ses débuts au Japon (1964) et ses premières éditions isolées en Afrique du Sud (1966), en Iran (1967) et à Cuba (1968).
Entre 1955 et 1970, alors que Calvino fait ses premiers pas comme auteur et le public découvre ses livres, la perception qu’on a de son œuvre à l’étranger est nettement déséquilibrée. En Italie, à la fin des années 1960, il a déjà connu plusieurs « changements de cap », de la charge vitale exprimée au lendemain de la Résistance à l’ambition de contribuer à la construction d’une nouvelle société à travers l’édification d’une nouvelle culture ; du dépassement progressif de l’approche réaliste et allégorique à une redéfinition radicale des statuts du littéraire à travers des contaminations avec d’autres codes et domaines de la connaissance. Les nouveaux chemins empruntés par l’écriture se reflètent dans ses déplacements d’une ville à l’autre (le passage de Sanremo à Turin se prolonge à Rome puis à Paris, avec New York comme espace électif), et parallèlement il mûrit la conviction de devoir confronter chaque position, chaque rapport, chaque choix à un horizon qui n’est plus italien mais international. De cet itinéraire complexe, ou de cet ensemble d’itinéraires, les éditeurs étrangers sélectionnent des moments et des résultats absolus, avec un aplatissement inévitable des perspectives thématiques et de la charge expérimentale mise en œuvre par l’auteur. À quelques exceptions près, le corpus international dessine le profil d’un écrivain presque exclusivement fantastique et-allégorique, à l’image des succès commerciaux italiens, comme Calvino le rappelle lui-même dans une lettre à l’éditrice américaine Helen Wolff du 11 mars 1968 : « …même en Italie, je dois dire que j’ai toujours eu plus de chance avec les choses fantastiques (en termes de ventes ; les critiques d’ici, en revanche, voudraient que je ne m’occupe que de choses « sérieuses ») ». Parmi les « choses fantastiques », il faut souligner les 26 éditions dans 20 pays de Il barone rampante, une œuvre qui, à ce stade, constitue un record absolu capable de tirer également Il visconte dimezzato (21 éditions dans 19 pays) et Il cavaliere inesistente (18 éditions dans 17 pays). Les Fiabe italiane (14 éditions dans 12 pays) doivent leur fortune à une combinaison mixte qui touche à la fois le marché de la littérature pour enfants et celui des traditions populaires. En ce qui concerne l’ordre des publications à l’étranger, la chronologie est souvent très différente par rapport à celle des parutions en Italie: sur 29 pays, seuls huit (Argentine, Croatie, Pologne, Portugal, Royaume-Uni, République tchèque, États-Unis, Hongrie) publient Il sentiero dei nidi di ragno comme premier livre, contrairement aux 16 pays (Allemagne, Brésil, Cuba, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Japon, Iran, Norvège, Pays-Bas, Serbie, Slovaquie, Suède, Suisse) qui commencent par l’un des romans de la trilogie. Quant aux Cosmicomiche, leur publication a lieu en 12 pays en 1965, avant celle du premier roman. Parmi les données les plus significatives, il faut souligner que le succès des Cosmicomiche (13 éditions dans 12 pays) fut capable de tripler le nombre de traductions de La giornata d’uno scrutatore ou de La formica argentina, et de quadrupler celles du négligé Marcovaldo. Cette sélection alternative par rapport au corpus italien met en évidence un comportement commun à de nombreux éditeurs qui, après avoir introduit Calvino avec ses titres les plus réussis (la trilogie et le recueil des Fiabe italiane), ont eu tendance, dans la seconde moitié des années 60, à courir après la nouveauté (précisément, Le cosmicomiche) plutôt qu’à récupérer la production post-résistance (seulement deux traductions de Ultimo viene il corvo) ou les différents recueils de nouvelles. Dans certains cas, ce choix fut favorisé par la facilité de situer les Cosmicomiche dans le cadre de la science-fiction, sans trop de soucier de mettre en valeur leurs éléments de nouveautés sur le plan de la recherche stylistique et des ambitions critiques et cognitives. Conscient de cette image déformée, Calvino tente tantôt de la corriger (en se plaignant des interprétations rigides ou superficielles et en appelant à une lecture plus problématique de ses textes), tantôt il semble vouloir consolider sa reconnaissance sur la scène internationale en construisant des parcours facilités (plus cohérents et accessibles) pour les lecteurs étrangers. Quoi qu’il en soit, la confrontation avec un public différent est une expérience vécue à la première personne et avec beaucoup d’intérêt. Calvino découvre la nécessité de prendre en main sa propre biographie, la structure, les solutions linguistiques et la chronologie de ses œuvres afin d’optimiser les possibilités de communication avec le monde extérieur. Lorsque les circonstances le permettent, il suit chaque étape de la production du livre, de la traduction aux choix éditoriaux, de la composition des paratextes aux stratégies de promotion, en passant par la collecte des revues de presse. Si l’attitude reste la même, le souci de contrôle et de participation se concrétise sous des formes et dans des proportions profondément différentes. La France, le Royaume-Uni, les États-Unis et, à des degrés divers, l’Espagne sont les premiers pays où Calvino peut travailler en étroite collaboration avec les traducteurs, les agents et les éditeurs, en vérifiant personnellement le résultat de la traduction.