Entretien avec Cristina De Stefano, journaliste, autrice et scout littéraire
Auteur: Paolo Grossi
Par quel chemin êtes-vous arrivée à travailler comme scout ? Pouvez-vous nous décrire en quelques mots votre activité (vos rapports avec les agents, les éditeurs etc.) ?
Tout à fait par hasard, comme souvent dans la vie. J’étais journaliste au magasin Elle italien et j’ai suivi mon mari qui est parti travailler à Paris. J’ai continué mon travail de journalisme et d’écriture de biographies. Un jour, un éditeur italien, Rizzoli, m’a demandé si je voulais devenir leur scout, parce que la personne qui s’en chargeait partait à la retraite. Je n’avais jamais entendu parler de ce travail. Curieuse, j’ai décidé d’essayer et j’ai adoré toute de suite. Je suis compétitive et j’adore lire, me voilà parfaite pour le job. Depuis ce premier essai, en 2004, j’ai acquis d’autres clients dans 15 pays, y compris US et UK, et dans le cinéma, y compris Netflix, et j’ai créé une agence où travaillent à temps plein trois autres personnes. Mon travail de scout – sur le marché français et italien – est un travail de veille, je dois lire tous les livres qui vont sortir dans les deux pays et évaluer leur potentiel de vente en traduction vers les autres langues. Je reçois des pdf de la part des agents et des éditeurs, je prépare des fiches de lecture pour mes clients étrangers, je conseille mes producteurs cinéma/tv pour l’adaptation d’un roman. C’est un travail très dynamique, on ne s’arrête jamais, un futur best-seller peut arriver en lecture en plein été, ou le vendredi soir. Il faut être là et il faut le lire avant les autres scouts.
Parmi vos « découvertes » de scout, y en a-t-il qui ont été particulièrement importantes pour vous ?
Le livre qui a fait ma renommée est sans doute La verité sur l’affaire Harry Quebert de Joel Dicker, j’ai vu toute de suite – bien avant parution – son potentiel énorme : j’ai passé la nuit à le lire et le lendemain matin, encore en pyjama, j’ai appelé mes clients étrangers. Ceux qui m’ont fait confiance ont encore le roman en catalogue : c’est une des meilleures ventes en traduction de l’histoire du roman français contemporain. En Italie, j’ai eu la même intuition avec Le otto montagne de Paolo Cognetti, qui est devenu un énorme succès en Italie et en traduction et qui a donné lieu à un grand film, présenté à Cannes l’an dernier. Mais la liste des auteurs que j’ai découvert, dans les deux langues, est bien plus longue. En Italie, j’ai vu parmi les premiers le potentiel de Viola Ardone, Rosella Postorino, Luca d’Andrea et Sandrone Dazieri. En France, j’ai repéré Leila Slimani ou Hervé Le Tellier bien avant le Goncourt, j’ai vu le potentiel de Melissa da Costa quand elle n’était pas encore dans la Top Ten des auteurs plus vendus du pays. Mais curieusement, l’un de plus grands best-sellers que j’ai découvert est un roman que je n’ai pas lu, parce qu’il est écrit en japonais. J’ai été intriguée par le sujet – un chat qui décide d’entrer tous les jours dans l’appartement d’un couple – et je l’ai signalé à l’un de mes clients au UK : The Guest Cat a été un succès exceptionnel en traduction.
Compte tenu de votre vision internationale du monde du livre, quelle évaluation pensez-vous pouvoir faire du système éditorial italien dans une perspective européenne ?
L’Italie est l’un des pays les plus réactifs sur le marché des droits de traduction, où les enchères sont très aguerries. C’est un pays qui ne lit pas beaucoup mais qui publie (et traduit) beaucoup. La bonne nouvelle est que l’Italie est en train de vivre une saison très positive, qui a commencé avec le succès planétaire d’Elena Ferrante mais qui va bien au delà de ça : thriller, cosy crime, sagas historiques, romans féminins, les livres italiens plaisent à l’étranger et créent souvent la surprise à la Foire de Londres ou de Francfort. Le système éditorial italien est caractérisé pas un grand nombre de petits éditeurs, qui font un travail de repérage très dynamique, et par des agents littéraires qui découvrent et font grandir leurs auteurs. Par rapport à il y a dix ans, je constate que la moitié de mes contrats concernent des livres italiens, alors qu’avant c’était la France qui l’emportait
Le succès d’un écrivain dans son pays ne se traduit pas immédiatement par un succès au-delà des frontières. Quel « type » d’écrivain se vend bien à l’étranger ? Celui qui est plus fortement marqué par ses origines nationales (en d’autres termes, celui qui est plus « italien ») ou celui qui est plus international ?
C’est un des mystères de l’édition, et la raison pour laquelle ce métier est fascinant. On ne peut pas prédire un succès en traduction. Il y a des auteurs qui vendent beaucoup chez eux et pas ailleurs, ou seulement dans certains pays. Il n’y a pas de règle. Pourquoi Joel Dicker a-t-il connu un succès retentissant avec un roman policier se déroulant aux États-Unis ? Pourquoi Bernard Werber se vend par tonnes en Japon et pas en Italie ? Pourquoi un best-seller comme Changer l’eau des fleurs de Valérie Perrin est énorme en Italie, mais pas en Allemagne ou en Espagne ? Et quoi de la Saga des Florio de Stefania Auci, record de vente en Italie (et en France, avec mon client) mais qui n’a pas vendu beaucoup dans d’autres pays ? Pourquoi Le otto montagne a eu son plus grand succès au Pays-Bas, où il n’y a pas une seule montagne ? Mon travail est comparable à celui d’un joueur de poker. Il faut « sentir » une histoire, sa force, ses personnages. Il n’y a que ça qui compte. Le reste, c’est des théories, des modes, aussi, mais jamais une garantie de succès.
Les prix littéraires pour les inédits (par exemple le prix Calvino en Italie) ou les festivals du premier roman (Laval, Chambéry, Cuneo, etc.) font-ils l’objet d’une attention particulière de votre part ?
Je suis le Prix Calvino, pour repérer les nouvelles voix, mais pas les festivals. Depuis quelques temps je surveille les journées finales de l’école Holden de Torino, qui produit des auteurs de succès un an après l’autre : Beatrice Salvioni et Monica Acito, pour ne citer que deux nouvelles voix qui ont récemment été publiées en Italie. Je surveille les réseaux sociaux dans les deux pays. Mais en général la source des manuscrits, c’est toujours un agent ou un éditeur qui ont décidé de lancer un livre et qui m’envoient le pdf pour évaluation. Pour ce qui est des prix français, le seul qui fait autorité sur le marché étranger est le Goncourt.
Lorsque la lecture devient une occupation professionnelle, combien de temps reste-t-il pour le plaisir libre de la lecture et/ou de la relecture ?
Très peu de temps, c’est le seul bémol – avec la baisse de la vue, dû à la lecture sur tablette – de mon travail, que j’adore. Comme lectrice en liberté, je lis de l’histoire, en particulier l’histoire des religions, un genre que je ne côtoie beaucoup dans mon travail de scout. Je garde ça pour le soir, quelques pages avant de dormir, et surtout pour les 2-3 semaines de repos en été : alors là c’est la fête. Je ne lis que ce dont j’ai envie. La relecture, en revanche, ça fait partie de mon travail, souvent je relis après parution un livre que j’ai lancé avant parution, je veux évaluer le travail de l’editing.