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10 juin 2020

Montale, un Leopardi secret. Un entretien avec Jonathan Galassi

Auteur:
Dalila Colucci (Harvard University)

« De la manière de traduire, en parle le plus celui qui traduit le moins bien » : ainsi écrivait Giacomo Leopardi dans son Saggio di traduzione dell’Odissea (Essai de traduction de l’Odyssée), paru dans « Lo Spettatore », le 30 juin 1816. La formule  – destinée à souligner l’étroitesse de tout discours théorique face à l’alchimie presque amoureuse que comporte tout processus réussi de traduction – pourrait être une sorte de vademecum tacite de l’extraordinaire destin intellectuel de Jonathan Galassi. Président légendaire, depuis 1986, de la maison d’édition newyorkaise Farrar, Straus and Giroux, Galassi, en effet, a embrassé la traduction poétique comme une pratique expérimentale passionnée. Il a consacré ces trente dernières années à traduire en anglais deux des plus grands poètes italiens de tous les temps : Eugenio Montale, aux recueils poétiques duquel il a dédié les Collected Poems 1920-1954 (FSG, 1998) et le Posthumous Diary (Turtle Point Press, 2001), et Giacomo Leopardi, dont il a traduit les Canti publiés en 2010 chez Farrar, Straus and Giroux. Un an plus tard, FSG a fait paraître la première version intégrale, toujours en anglais, du Zibaldone, traduit à plusieurs mains. Il s’agit d’une traduction érudite, développée en parallèle à une activité créative autonome, vécue intensément comme une vocation existentielle, qui a donné lieu à trois prestigieux livres de poésie – Morning Run (1988), North Street (2000), Left-Handed (2012) – et à Muse (2015), un roman humoristique sur les poètes et les éditeurs. On cherchera en vain des indications de méthode dans les courtes, mais précieuses introductions, comme d’ailleurs dans les très riches notes de commentaire qui accompagnent cet effort titanesque de traduction ; on y trouvera plutôt, comme dans la préface aux Canti, une invitation à essayer, même en vain, de reproduire l’inimitable : « Laissons que le groupe des traducteurs se forme et se reforme, tentant « en vain » –  une des expressions préférées de Leopardi – de capturer sa musicalité inimitable. Même si nous échouons, nous en sortirons meilleurs » (p. XXV). 

À l’occasion de la publication pour Everyman’s Library Pocket Poets Series d’une sélection de poésies de Montale réalisée à partir de ses précédentes traductions (Montale : Poems, avril, 2020), par un froid mais lumineux après-midi du mois de février, nous avons posé à Jonathan Galassi quelques questions dans son bureau situé au vingt-quatrième étage d’un élégant gratte-ciel, 120 Broadway avenue, nouveau siège de la Farrar, Straus and Giroux.  

Vous êtes peut-être l’intellectuel qui, plus que tous les autres, durant ces dernières années, a soutenu et diffusé la littérature italienne aux États Unis. Comme président de la Farrar, Straus and Giroux, en effet, vous avez encouragé la traduction et la publication de grands auteurs du passé et du présent, comme Alberto Moravia, Melania Mazzucco, Valerio Magrelli, Patrizia Cavalli, Roberto Saviano, Edoardo Albinati ; et cela sans évoquer vos extraordinaires contributions comme traducteur de Montale et Leopardi. Comment sont nés votre passion pour la culture et la littérature italienne et votre intérêt particulier pour la traduction d’un genre « de niche » comme la poésie – en particulier la poésie italienne ? 

 

J.G. – Mon grand-père était italien : il débarqua en Amérique quand il avait treize ans, en 1900. Mon père avait étudié l’italien à l’Université et j’ai été élevé dans une maison pleine de livres sur l’Italie, dans une famille qui a toujours cultivé la grandeur de l’art et de la culture italienne. Après un diplôme à Harvard, j’ai obtenu une bourse d’étude pour Cambridge (Royaume-Uni), et à l’occasion des vacances de printemps de cette année-là, je suis allé à Rome. Je n’étais jamais venu en Europe auparavant et j’ai été stupéfait par ce qui m’entourait, par cette beauté incroyable ; je décidais donc de revenir à l’été et cette fois-ci à l’Université pour étrangers de Pérouse, où j’ai commencé à étudier l’italien. De retour à Cambridge, j’ai suivi des cours sur Dante et d’autres matières italiennes. Je suis rentré en Amérique deux ans plus tard, à Boston. Je savais que je ne voulais pas entamer une carrière universitaire, mais j’écrivais des poèmes et la poésie m’intéressait beaucoup depuis mes années d’études. À cette période, un ami, Frank Bidart – un poète qui fut ensuite prix Pulitzer et qui enseignait alors au Wellesley College – me demanda de traduire les Xenia de Montale pour un numéro, qu’il était en train de préparer, de la revue Plougshares, de Boston. Il s’agissait de mon premier projet de traduction et, de fait, de mon initiation à la traduction poétique et à Montale. À cette époque, j’avais commencé à travailler dans l’édition chez Houghton Mifflin, une maison historique de Boston. La convergence entre mon intérêt pour la poésie, ma passion pour l’italien, et mon travail d’éditeur me permit ainsi de poursuivre mon travail de traduction. Je m’attaquais en premier aux essais de Montale. En un certain sens, j’ai véritablement appris l’italien à cette occasion. Quelques années plus tard en 1981, Montale obtint le prix Nobel et l’année suivante Ecco Press publia mon volume de traduction de ses essais (The Second Life of Art). Entre temps, j’étais passé chez Ramdom House (en 1981), chez qui j’ai publié, entre autres, en 1984 le dernier livre d’Elsa Morante, Aracoeli ; la même année, est parue ma traduction du dernier livre de Montale, Altri versi (Otherwise : Last and First Poems of Eugenio Montale, Random House). Puis, en 1986, je suis arrivé chez Farrar, Straus and Giroux, qui se prévalait d’une longue tradition dans le domaine de la traduction, en particulier de la littérature italienne. Parmi les titres publiés on trouvait des œuvres de Carlo Levi, Moravia, Ungaretti, Quasimodo. C’est pour cela que je décidai de travailler sur la grande poésie de Montale. J’ai eu besoin de treize ans pour mener à bien ce projet : les Collected Poems 1920-1954 sont sortis en 1998. Il s’agit véritablement du travail le plus abouti de ma vie et j’ai passé des années aussi bien sur la traduction que sur la rédaction des notes en passant en revue presque toute la critique sur Montale. 

Quand vous avez entrepris ce projet, quel était le rendu final que vous aviez en tête ? En d’autres termes, quel type de traduction vouliez-vous faire ? 

J.G. – On dit que la difficulté de Montale réside dans la grande variété des registres et des styles qu’il utilise et que cela contribue à obscurcir en partie son message poétique. Vraiment, tout ce que Montale dit répond à un but précis, il ne s’agit pas d’une obscurité voulue comme une fin en soi. Ce que je voulais obtenir avec ma traduction, avec évidemment l’aide des notes, c’était réellement d’éclairer ce que Montale entendait dire exactement ou, si l’on veut, lever le voile de la prétendue obscurité de sa poésie. C’était donc mon objectif : tenter de traduire de manière claire, mais aussi expliquer en commentant. 

 

C’est tout à fait vrai : la poésie de Montale a besoin d’être déchiffrée. En ce sens, vos traductions des Mottetti me semblent particulièrement réussies. Il s’agit, en effet, de la poésie de Montale la plus aboutie et la plus « cryptée ». Pour pouvoir s’en approcher, le lecteur a besoin d’un commentaire qui aborde tous les niveaux herméneutiques, depuis les notes lexicales et biographiques jusqu’aux indications sémantiques et formelles. Quel genre de relation avez-vous avec le Montale des Mottetti et comment a-t-il été possible d’en restituer toute la trame de fond pour les lecteurs américains ?

J.G. – La poésie des Mottetti est d’un propos difficile. C’est un vrai trobar clus (poésie hermétique des troubadours, ndt.) : Montale assume la tradition du Stile nuovo pour évoquer un amour illicite, mais il y a bien sûr un message politique sous-jacent. Pour autant je ne suis pas sûr que Montale souhaitait toujours se faire pleinement comprendre. Après tout, Montale est Le poète « élitiste », et les Mottetti représentent, en un certain sens, des messages secrets, et le secret en constitue toute l’attraction. Certes, aujourd’hui ce n’est plus tout à fait vrai. Dante Isella a proposé une édition beaucoup plus approfondie des  Mottetti, que moi-même j’ai utilisée pour préparer ma traduction, même si mon travail a fini par être assez différent. Traduire (et expliquer) les Mottetti pour le public américain, en effet, peut être plus compliqué, mais aussi plus simple, parce que cette poésie présente différents niveaux de difficulté pour un italien qu’un lecteur américain va ignorer. Prenons l’exemple du quatrième poème des Mottetti (Lontano, ero con te quando tuo padre) qui est l’un des plus obscurs et dans lequel les noms de lieux, comme Cumerlotti et Anghébeni, suscitent immédiatement chez un lecteur italien le souvenir de la brutalité de la Première Guerre Mondiale. Pour un américain, en revanche, il s’agit simplement de toponymes qui participent plutôt à cette « mystique des noms » qui agit, chez Montale, comme une sorte de madeleine de Proust. Dans tous les cas, certaines choses doivent toujours être sacrifiées dans une traduction, et cela peut aider à faciliter la compréhension d’un niveau, disons le niveau primaire de la signification originale. 

Dans la très belle préface à votre traduction de 1982 des essais de Montale, The Second Life of Art, vous avez écrit : « la culture italienne moderne, pour d’évidentes raisons historiques et économiques, a connu une diffusion plus limitée à l’étranger que certains autres « marqueurs » de la civilisation européenne et, même si Montale a joué un rôle important dans l’irruption de la littérature italienne moderne dans le panorama international, la tradition à laquelle se réfère son écriture n’est pas très familière à ceux qui ne sont pas italiens » (p. XII). À la lumière de cette affirmation que pouvez-vous nous dire du rôle de la littérature italienne aujourd’hui aux États Unis ? Et pouvez-vous nous expliquer comment la poésie de Montale a été reconnue dans le monde anglo-saxon ?

J.G. – Il y a une fascination pour la culture italienne dans le monde anglo-saxon, du moins à un certain niveau. Quiconque jouit d’une certaine forme d’instruction désire se rendre en Italie. Tous savent que Dante est l’un des plus grands poètes de la tradition occidentale, même si, sans doute, ils ne l’ont pas lu de première main. Pour ce qui concerne Montale, j’ai expliqué comment sa poésie s’est diffusée dans le monde anglais dans un essai que j’ai écrit pour la « New York Review of Books » en novembre 2012 – intitulé The Great Montale in English [Il grande Montale in inglese] – et qui était une recension de la traduction de William Arrowsmith des Collected Poems of Eugenio Montale, 1925-1977 (publiés chez Norton la même année). Dans ce texte, je parlais du fait que Montale a connu une grande diffusion auprès des poètes de langue anglaise, spécialement ceux de la précédente génération. Il a reçu le prix Nobel de Littérature et avant cela Robert Lowell avait déjà traduit nombre de ses poésies. Il y a beaucoup de poèmes de Montale dans les Imitations de Lowell, qui sont son type particulier de traduction, comparé à tout autre poète, et je pense que c’est cela qui, en premier lieu, l’a rendu célèbre. Par conséquent, de nombreux poètes américains se sont intéressés à Montale et l’ont traduit. On l’apprécie pour différents motifs : les poètes objectivistes aiment Montale pour son usage des images ; d’autres poètes, comme Lowell, qui provient d’une tradition différente, admirent sa formation classique, l’élaboration de son éloquence. Une nouvelle fois, les racines de Montale plongent dans une tradition italienne qui n’est jamais vraiment accessible aux non italiens. Certes, le jeune Montale prit son envol comme « néo-impressionniste », comme poète « néo-français » ; puis il se rendit à Trieste et là s’ouvra à l’influence matérialiste d’auteurs comme Svevo, et son amitié personnelle avec des personnes comme Bobi Balzen a élargi sa vision. Mais ses influences successives et les plus profondes sont italiennes : après tout, Le occasioni est un livre sur Dante, sur les représentants du Stile nuovo. Il y a toujours une « femme qui ne se trouve pas » chez Montale, et il a ceci en commun avec Leopardi : cette notion, cette situation, sont au centre de la tradition lyrique italienne, qui débute avec Dante et Pétrarque et parvient jusqu’à Montale. Puis, il y a évidemment sa période, successive, de poète « métaphysique » fortement teintée de « Renaissance » anglaise ; mais son amitié avec Contini, qui préparait l’édition des Rime de Dante dans les années 1930, fut décisive pour Montale. Cette relation acheva de l’enraciner à nouveau dans la tradition italienne et dans le Trobar clus, dont il a profité en raison de la discrétion dont il avait besoin pour des motifs aussi bien politiques que personnels. 

Vous avez défini Montale « le plus grand poète italien après Leopardi » dans l’introduction de The Second Life of Art (p. XII) ; et Leopardi « le premier poète italien moderne », dans la préface des Canti (p. XIII). Il est vrai que, plus que la poésie de Montale, celle de Leopardi paraît traditionnellement « réservée » à un public italien : l’intérêt pour Leopardi, en effet, s’est manifesté plutôt tardivement dans le monde anglo-saxon et les traductions des Canti, avant la vôtre en 2010, étaient mauvaises, partielles et peu diffusées. Quelle en est la raison et surtout qu’est-ce qui vous a poussé à parier sur Leopardi ? 

J.G. – Pour ce qui concerne les traductions de Leopardi, il y avait certainement celle de John Heath-Stubbs (Poems from Giacomo Leopardi, 1946) ; mais elle n’était vraisemblablement pas complète comme vous l’avez dit. Le motif de la diffusion restreinte de Leopardi doit être recherché, probablement, dans le fait qu’au cours du XIXème siècle, Leopardi est considéré aussi bien en Italie qu’à l’étranger comme un héros du Risorgimento, pour des motifs clairement politiques : un héros de la libération civile, de la création d’un état italien, modelé sur la Rome antique, opposé aux vieux régimes monarchiques et pontificaux. On a considéré Leopardi plus comme un acteur de la libéralisation de la culture européenne que comme le poète de la douleur personnelle. Alors que c’est ce dernier aspect qui pour nous, aujourd’hui, est le plus prégnant dans sa production poétique. C’est évident qu’il existe différents « Leopardi » : il y a le poète civil, public, dévoué à la rhétorique et à l’exhortation, et il y a le poète privé, inadapté et malheureux. Et aujourd’hui, je le pense, Leopardi est reconnu comme le père du « Romantisme », comme « le » poète proto-moderne, parce qu’il a crée une subjectivité lyrique souffrante. Qui l’avait vraiment fait avant lui ? Personne. Si Leopardi avait été seulement un poète civil, alors il serait resté un personnage historique. Le vrai problème du « Leopardi poète » pour les modernes c’est qu’une partie de lui est profondément rétrograde : par certains aspects, Leopardi est encore un écrivain du XVIIIème siècle, c’est pourquoi tout un pan de sa rhétorique se révèle très difficile à traduire parce qu’elle reflète une manière de s’exprimer tombée en désuétude. Mais le poète des Idilli et celui qui combine les deux aspects (civil et privé) dont j’ai parlé, comme dans La ginestra … voilà là on touche vraiment à l’essence de la poésie aujourd’hui, tout vient de lui. Qui est Pasolini, par exemple, si ce n’est un Leopardi moderne ?

C’est donc pour cela que vous avez décidé d’entreprendre la traduction de Leopardi : pour retrouver l’origine de la poésie du « moi » ?

J.G. – Non. En réalité ma motivation a été, pour ainsi dire, « ignorante ». Après avoir achevé mon livre sur Montale, je désirais faire quelque chose de nouveau, mais je ne réussissais pas à trouver un poète du XXème siècle que j’aimais autant que Montale. C’est pourquoi j’ai décidé de regarder en arrière : Leopardi avait écrit seulement une quarantaine de poèmes et cela m’a semblé idéal de travailler sur un projet « limité ». Mon ami Tim Parks, excellent traducteur et romancier, m’avait demandé de travailler, en effet, sur une version de A Silvia que nous avons publiée ensemble dans un article qu’il était en train d’écrire et cela a été l’occasion de se lancer. Et puis, naturellement, alors qu’il était déjà trop tard, je découvrais à quel point la poésie de Leopardi était incroyablement complexe. Ce fut un projet très difficile pour moi. Un projet plus bref, certes, mais en un certain sens plus compliqué, et je dirais que je suis moins satisfait du résultat avec Leopardi qu’avec Montale. 

Il y a eu sans doute un grand changement : Montale et Leopardi occupent, je dirais, les extrêmes opposés d’un même spectre, pour des raisons stylistiques et lexicales. Montale est un poète dont le style change significativement d’Ossi di seppia aux Diari, mais qui se maintient toujours sur une ligne d’une grande variété et précision réalistico-linguistique, alors que Leopardi est le champion de l’imprécision et de l’indétermination. Et pas seulement : là où Montale mise surtout sur l’architecture poétique, son rythme et son artifice, la clé de la poésie de Leopardi réside dans ce qu’il appelle « une expressivité sonore impénétrablement parfaite » (Canti, p. XXII). Comment ces différences essentielles se sont reflétées dans votre pratique de la traduction des deux poètes ? 

J.G. – C’est une question très intéressante et difficile à la fois. Comme je l’ai déjà dit, je suis, d’une certaine manière, plus satisfait de ma traduction de Montale, parce que, une fois que l’on a saison son ton – celui d’une désillusion aliénée, ironique, propre à « un croyant qui ne croit pas » – on parvient à trouver la clé de sa poésie. Le ton de Montale est constant, il est toujours le même ; et de fait, il s’agit d’un thème fondamental chez lui : le dilemme de l’homme moderne, piégé entre passé et futur, entre foi et incrédulité, où l’ironie est essentielle et imprègne toute chose. C’est extraordinairement cohérent : une fois qu’on réussit à y pénétrer, c’est fait. Le ton de Montale, certes, peut revêtir des formes et des manifestations variées, évidemment, dans les différentes étapes de son travail, mais le cœur en demeure inchangé – en ce moment, par exemple, je suis en train de travailler à ses poésies les plus tardives, dont le style semble à la fois différent et pourtant semblable en même temps. Avec Leopardi, en revanche, j’avais d’autres objectifs. Peut-être l’intention première était la même : une nouvelle fois, en clarifier le message. Mais All’Italia est un « animal » complètement différent d’Alla luna… il y a tellement de styles (et certains ne sont d’ailleurs pas une réussite comme dans Consalvo). Leopardi expérimente toujours. S’il y a une constante dans sa poésie, c’est la sonorité et il est extrêmement difficile d’en traduire la mélodie en anglais sans en détourner le sens. 

Entrons désormais dans le détail des textes, mieux d’un texte en particulier : L’Infinito, peut-être la poésie la plus intraduisible de toute l’histoire de la littérature italienne. Vous en avez offert une très belle traduction dans laquelle, toutefois, comme vous l’avez évoqué avant, certains aspects de la signification originale ont été sacrifiés pour préserver la beauté du rythme. J’ai été touché en particulier par votre restitution de « io nel pensier mi fingo », au verset 7, qui dans la version anglaise devient « I can / beyond, in my mind’s eye », divisé entre les vers 4 et 5. Au-delà, peut-être, de la nécessaire anticipation du verbe principal (comme le réclame la syntaxe anglaise), pourquoi avez-vous choisi d’employer le verbe « see » ? Pourquoi, en somme, mettre l’accent sur le « voir avec l’esprit » plutôt que sur le « feindre dans l’imagination » ? 

J.G.L’Infinito est ma toute première traduction de l’italien vers l’anglais. Leopardi l’a écrit à vingt-et-un ans et, moi, j’en avais vingt-deux quand je l’ai traduit. Et quand je l’ai publié par la suite, j’ai seulement modifié une ou deux paroles. Je cherchais déjà à l’époque d’être moi-même un poète ; vous savez, pour moi traduire signifie toujours s’essayer à être poète. Et même s’il est aussi difficile à traduire, il y a malgré tout plus de traductions anglaises de L’Infinito que de n’importe quel autre poème italien ! En ce qui concerne « in my mind’s eye », il s’agit d’une expression idiomatique anglaise qui m’a plu parce qu’elle préserve le rythme de l’original ; et pour moi, ce n’est pas le « see » qui est un problème, mais le « I can see », qui me semble une action statique contraire à ce qui est suggéré par « fingo » (« je feins »), qui est un verbe actif qui implique non seulement la simulation et/ou l’imagination, mais la création (ayant pour racine le latin fingere, à savoir « créer »). « Fingo » équivaut à « je fais quelque chose », « je produis quelque chose ». Mais ce verbe a aussi à voir avec l’idée de fiction : c’est un verbe d’une polysémie incroyable. Mais comment restituer tout cela en préservant le rythme ? En sacrifiant quelque chose. D’une certaine manière, il est presque plus facile de traduire le latin que l’italien, parce que même si plusieurs sens sont possibles en latin, il n’est pas aussi polysémique que l’italien.

Tout poème, après tout, comporte un problème de langage : « le langage d’un poète – pour le dire avec le Montale des Intenzioni, une entrevue imaginaire de 1946 – « est un langage historicisé, un rapport. Il vaut au sens où il s’oppose ou se différencie des autres langages ». Le problème, à mon avis, c’est que l’italien littéraire est extrêmement historicisé, culturellement et géographiquement fragmenté, en plus d’être enraciné dans des traditions parfois archaïques (spécialement en poésie), indépendamment de l’évolution de la langue parlée. Leopardi emploie un langage qui n’est plus en usage à son époque, comme Montale d’ailleurs…

J.G. – Oui, mais ils le font de manières diverses. Montale ironiquement. Contini a dit que la langue de Montale est à la limite de la saturation culturelle, ce qui veut dire que le contenu culturel de ses poésies est paroxystique au point de ne pouvoir être exprimé par le seul langage parlé, c’est pourquoi il y a toujours une conscience critique de ce qui est dit. Et je pense qu’une partie de la différence avec Leopardi tient dans le fait que le bagage culturel de ce dernier est très différent de celui de Montale : en premier lieu, Leopardi est beaucoup plus classique et il se rapproche même des poètes du XVIIIème siècle que nous ne lisons plus. C’est un registre différent avec des intentions différentes. Chez Montale chaque parole transpire de références, de significations. Il n’est pas possible de tout sauver dans l’acte de traduire, mais il y a une densité cognitive chez Montale, et celle-ci, oui, on peut la traduire : certes on ne réussit pas à rendre les détails d’une stratification aussi complexe, mais on peut donner l’idée de cette complexité. C’est ça la traduction : comprendre cette sédimentation et pouvoir la restituer dans sa propre langue et dans sa propre réalité culturelle. 

En ce sens, que peuvent apporter Montale et Leopardi – et leur relation complexe avec la réalité – au lecteur américain d’aujourd’hui ? 

J.G. – Je pense que Leopardi transmet à tout lecteur, quelle que soit sa langue, l’angoisse d’être un « soi », d’être un individu souffrant, face à la manifestation d’un rêve. Je pense qu’il s’agit là de sa véritable modernité et qu’elle s’adresse à tous : certes, on doit renoncer à de nombreux registres d’expression, mais elle est absolument « traduisible ». Et je pense que Leopari est le premier véritable romantique. Montale est un penseur aliéné, un amant hésitant, souvent partagé entre deux femmes, deux situations (Clizia et Mosca, Dieu et sans Dieu). Il n’est ni ancien ni moderne, il n’est ni « clerc rouge », ni « clerc noir » : il est quelque chose de différent tout en prenant part à toutes ses choses pour en rendre témoignage, il est conscient de tout ce qui n’est pas possible (ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas) et l’ironie de situation qui en résulte est sa véritable essence. Il prend tout sur lui. Beaucoup disent que Montale est un Leopardi « secret ». Il ne parle pas beaucoup de Leopardi, mais on peut dire que leur situation de départ est en définitive assez similaire. Je pense même que Montale est demeuré « en immersion » durant les quarante dernières années, au moins hors d’Italie ; quelques nouvelles études sont parues depuis les cinq dernières années, mais durant la période « déconstructionniste » et même après sa mort, Montale a été oublié. Il revient peu à peu à la mode aujourd’hui, mais il a vraiment fallu du temps. Peut-être parce qu’il est trop grand : être poète après Montale ce n’est pas si simple. 

Vous êtes un poète « post-Montale » et votre premier livre de poésie est paru plus ou moins à la même période que vos premières traductions de Montale. Quelle influence a-t-il eu sur vous ? 

J.G. – J’ai écrit certains poèmes inspirés d’imitations « montaliennes » de poèmes anglais. North Street en contient un bon exemple : The Necklace (La collana). Comme suggéré par le titre de la section dans laquelle le poème est inclus, les « grains émaillés » (« lacquer seeds ») du collier – signe d’une essence insaisissable (« elusive essence »), les « petits mondes » (« little worlds ») de peines et de sentiments – sont des « rayogrammes » : des abstractions photographiques crées en une seule prise à travers l’interposition d’un objet entre la lumière et le papier sensible. Ils sont les symboles uniques d’un contact émotif, des oxydations d’une « vie abimée » (« dented life »), qui rappellent l’emploi du « corrélat objectif » par T.S. Eliot et Montale.

 

Mis à part Eliot, d’après-vous, quels autres poètes anglais ou étrangers ont le plus influencé la poésie de Montale ?

J.G. – Les sonnets de Montale dans La bufera ont été beaucoup influencés par John Donne et par Shakespeare ; et Montale a traduit Shakespeare, probablement avec l’aide de Lucia Rodocanachi. Son anglais n’était pas très bon, après tout ; on trouverait la confirmation en lisant ses lettres à Clizia. Pour autant, il a dû nécessairement s’appuyer sur des traductions et des traducteurs. Je crois que ça serait un argument très intéressant à explorer : pour pouvoir lire John Donne, à l’époque de Montale, vers quel traducteur pouvait-on se retourner ? Leone Traverso était un magnifique traducteur de l’allemand, par exemple, et Montale pouvait sûrement compter sur lui, mais pour l’anglais il y a dû y avoir d’autres personnes. Dans tous les cas, Montale a toujours été influencé par d’autres poètes, qu’il s’agisse de Rilke, Donne, Hölderlin, des auteurs du Stile nuovo, ou des sonnets « occasionnels » de Robert Lowell, qui ont certainement influencé les Diari. Montale emprunte toujours aux autres. Comme le disait Eliot, c’est ce que font les grands poètes. Il y a un gros débat sur l’appropriation, en ce moment, dans la culture américaine, mais il est vraiment stupide. La culture c’est l’appropriation. Ossi di seppia est livre centré sur D’Annunzio… s’approprier, répondre, c’est ce que font les poètes et Montale l’a fait mieux que presque tous les autres. 

Comme Montale nous le rappelle, la poésie et la prose ont un lien spécial : « Naturellement, le terreau de toute trouvaille poétique est dans le champ de la prose. Un temps, tout pouvait être exprimé en vers, et ces vers semblaient et, parfois, étaient poésie. Aujourd’hui on dit en vers seulement certaines choses » (Intenzioni). À la lumière de cette contamination, quel genre de relation existe entre la poésie et la prose dans l’acte de traduction ? Je pense, en particulier, au lien de la poésie de Montale et Leopardi avec des recueils en prose comme Il secondo mestiere et le Zibaldone

J.G. – Montale a écrit beaucoup comme journaliste et c’est un merveilleux écrivain en prose. Mais il n’est pas comme Leopardi, ce n’est pas un philosophe, il écrit sur l’art, non sur les idées. Il est avant tout un « conservateur » culturel. Leopardi, en revanche, a un pied dans le passé et un pied dans le futur. Dans tous les cas, plus on lit sur les deux, plus on apprendra sur leurs mondes, d’où ils viennent et les choses dont ils parlent. Ça reprend ce que j’ai dit au début : ce que je voulais vraiment faire comme traducteur c’était transmettre ce que Leopardi et Montale étaient effectivement en train de dire, et c’est un objectif prosaïque, en un certain sens. Dans une traduction poétique, du reste, les deux choses sont utiles. C’est ce que j’ai essayé de faire dans ma traduction de Montale : j’ai cherché de rendre claire sa poésie, mais sans en perdre le rythme intrinsèque. La meilleure recension de mon livre sur Montale a été celle d’un poète canadien, Eric Ormsby, qui a écrit que j’avais réussi à créer des équivalents rythmiques pour les poésies de Montale. Voilà ce que doit faire la traduction : donner un sens et maintenir la pulsation interne du rythme, même si les rimes sont sacrifiées. Il est intéressant de noter d’ailleurs à quel point les italiens considèrent la poésie de Montale comme étant âpre ou du moins peu fluide, alors que pour nous, qui parlons anglais, elle est tellement musicale ! La musicalité de Montale est peut-être plus difficile, mais nous ne l’entendons pas distinctement de cette manière parce qu’à nos oreilles elle a une certaine fluidité. La poésie de Leopardi est plus fluide que celle de Montale, mais en même temps, il y a une certaine banalité en lui alors qu’il est très créatif quant à la forme : par exemple, il abandonne les rimes et fissure subtilement les structures internes et externes de la tradition poétique avec laquelle il a grandi. Leopardi est un écrivain très radical et même ça c’est banal ! Leopardi et Montale sont en définitive les deux faces d’une même médaille. Il est très radical comme écrivain. Et c’est pour cela que je pense parfois à Montale comme à un « Leopardi secret ». 

Voulez-vous nous parler de la nouvelle édition pour Everyman des poésies de Montale basée sur vos traductions ? De quelle manière se rapproche-t-elle ou se différencie-t-elle des précédentes ? 

J.G. – Elle est pratiquement tirée des Collected Poems : elle en fait une sélection, sans le texte original italien en regard, mais elle en conserve les notes. Donc c’est une sorte de réduction, de distillation. Actuellement, je suis en train de travailler à un second volume sur Montale, à partir de Satura ; je dispose déjà d’un premier jet, mais je dois compléter les notes. 

Pour finir, une question de nature quasiment existentielle : que croyez-vous que soit aujourd’hui la valeur humaine et sociale de la poésie ? Quel est son futur éditorial ?

J.G. – La valeur de la poésie aujourd’hui est la même depuis toujours : distiller les préoccupations, l’histoire, les aspirations, les problèmes d’une culture. La poésie capture notre essence d’une manière plus efficace et plus mémorable que n’importe quel autre art. C’est le motif pour lequel elle est souvent citée pour représenter un moment particulier, une perspective – « ce que l’on pense souvent, mais qui n’est jamais bien exprimé », pour le dire avec Pope. Cela arrive qu’on le veuille ou non. La poésie passe et revient à la mode. En ce moment, il y a une grosse production poétique aux États Unis. Certes, la plus grande partie ne pourra prétendre à l’immortalité, mais quelques pièces oui. Quand l’on considère un poète comme Terrance Hayes, pour ne parler seulement que d’un grand contemporain, et de la manière dont il réussit à donner un sens à notre monde désorienté et terrible, alors on comprend que la poésie joue encore son rôle. Montale l’avait compris et l’exprime brillamment dans ces écrits en prose. La poésie est le plus mobile et le plus clandestin des arts. Elle prospère dans les difficultés. Son futur éditorial est ce qu’il est. Mais cela ne me préoccupe pas. Je suis plus préoccupé par notre monde, pour nous. Mais s’il y a une chose qui ne me préoccupe pas c’est bien la poésie.

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