Pier Paolo Pasolini en traduction – Première partie
Auteur: Martine Van Geertruijden (University 'La Sapienza', Rome)
L’année du centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini a été marquée par une profusion exceptionnelle d’initiatives (conférences, éditions de livres, rétrospectives de films, représentations théâtrales, expositions documentaires), témoignant de l’intérêt toujours croissant dans le monde entier pour la figure et l’œuvre de celui qui est probablement l’intellectuel italien du XXe siècle le plus connu à l’étranger. Ceci est confirmé par le recensement des plus importantes traductions des œuvres de Pasolini réalisé pour newitalianbooks par Martine Van Geertruijden, dont nous publions ici la première partie.
« pasoliniano, pasolinien, pasolinian, pasolinisch… ». La présence de ces adjectifs dans les différentes langues dans lesquelles Pasolini a été traduit (trente-huit au total) suggère déjà qu’il s’agit de l’un des auteurs italiens contemporains les plus connus à l’étranger. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les nécrologies parues dans les journaux le 2 novembre 1975 ou de parcourir les programmes des initiatives proposées à l’occasion de chaque anniversaire de sa naissance ou de sa mort. Pasolini a été et reste l’une des figures les plus appréciées et les plus débattues de la seconde moitié du XXe siècle, et l’on peut sans aucun doute parler d’un « mythe Pasolini », malheureusement alimenté aussi par sa mort violente et mystérieuse.
Poète, romancier, essayiste, réalisateur, scénariste, dramaturge, journaliste, mais aussi peintre, les multiples facettes de celui qui se définissait simplement sur son passeport « écrivain » ne brillent cependant pas toutes partout du même éclat. Certes, dans presque tous les pays, c’est le Pasolini réalisateur qui est le plus connu. Dans ce passage en revue sommaire des parcours pasoliniens à l’étranger, je ne m’intéresserai cependant pas à la diffusion de l’œuvre cinématographique, sauf pour signaler quelques cas particuliers. Je laisserai également de côté les scénarios et les textes théâtraux, qui mériteraient une étude séparée, liée à la réception des films et des représentations. Je voudrais plutôt m’interroger ici sur la figure de l’écrivain, poète essayiste ou romancier, qui domine dans les différents pays grâce à ses traductions (que j’ai tenté de recenser, sans prétendre à l’exhaustivité).
Quelques mois avant la sortie de Ragazzi di vita, Pasolini écrit : « il y a un éditeur qui veut mon roman et me paie, et m’assure des traductions à l’étranger » (lettre du 18/03/1955 à Biagio Marin). De fait, Les ragazzi, traduit en français par Claude Henry, paraissent à Paris en 1958, suivis en 1961 de Muchachos de la calle (Attilio Dabini) en espagnol argentin et de Vadios en portugais (Virgílio Martinho). À partir de là, on compte plus de vingt langues pour Ragazzi di vita, jusqu’aux publications les plus récentes : en Géorgie et en Serbie (2015), en Roumanie quatre ans plus tard, en Pologne (2021), en Lettonie et au Pays basque en 2022. Il est donc frappant de constater que ce premier roman d’un auteur dont on se souvient le plus souvent comme d’un cinéaste, continue d’être traduit aujourd’hui. Un cas exemplaire est celui de la maison d’édition Botimet Dudaj de Tirana qui a décidé, en 2017, de combler une lacune dans la diffusion de la littérature italienne en albanais en publiant l’œuvre de Pier Paolo Pasolini, à commencer par Ragazzi di vita, Djem jete, et Una vita violenta, Jetë e dhunshme, tous deux traduits par Shpetim Kelmendi. Et si les premières traductions continuent de se multiplier, on compte aussi diverses retraductions plus ou moins récentes : en espagnol, après la première version argentine rééditée à Barcelone en 1973, le roman a été retraduit en 1990 sous le titre Chicos del arroyo par Miguel Angel Cuevas lequel, à l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Pasolini, en a donné une troisième version intitulée cette fois Chavales del arroyo. En France, Les ragazzi ont été retraduits en 2016 par Jean-Paul Manganaro (qui retraduira également Une vie violente en 2019). La même année est sortie une nouvelle version américaine, The street kids, après The ragazzi publié d’abord à New York en 1968, puis en Angleterre en 1986. Et pour le centenaire de la naissance de l’écrivain, la Turquie propose elle aussi une deuxième traduction, Kenar Mahalle Çocukları (Nazlı Birgen).
Or, si l’on observe l’œuvre poétique de Pasolini, à commencer par Les cendres de Gramsci (1957) pour respecter l’ordre chronologique (le premier Pasolini, frioulan, ne sera traduit que sporadiquement et bien plus tard), certaines différences apparaissent déjà. Ici encore, les traductions sont nombreuses, mais les écarts chronologiques par rapport à l’œuvre romanesque sont frappants : la première traduction semble être celle de Vladimír Mikeš en tchèque, Gramsciho popel, en 1963 (alors que Ragazzi di vita ne sera traduit qu’en 1975), tandis que les Français, si prompts à traduire les romans, ne publieront ce premier recueil de poésie italienne qu’en 1980, en même temps que les Allemands, mais après les Espagnols et les Suédois (1975). Au cours de la décennie suivante sortiront les versions néerlandaise, turque et finnoise, et il faut attendre 2015 pour lire une traduction anglaise et une traduction grecque.
Il est évidemment impossible de citer ici toutes les traductions de l’œuvre pasolinienne. Toutefois, au sein de ce catalogue, il est possible d’identifier certaines tendances culturelles, mais aussi politiques et idéologiques, parfois même plus personnelles, qui ont orienté les choix éditoriaux. On peut examiner, entre la prose, la poésie et les essais, ce qui a été le plus traduit dans tel ou tel pays, quand et pourquoi. Comme toujours lorsqu’il s’agit de traductions, et encore plus pour un poète civil, un intellectuel hérétique, la réception d’une œuvre dépend du terreau politique, social, linguistique et culturel particulier sur lequel elle se dépose. Dans le cas de Pasolini, il faut également tenir compte des problèmes considérables de traductibilité posés notamment par le langage des borgate, difficile surtout pour certaines langues qui ignorent l’écart entre les parlers dialectaux.
Si l’on réexamine alors la chronologie, on est d’abord frappé par la traduction précoce (1961) de Ragazzi di vita en espagnol argentin et non ibérique. La raison en est assez évidente : en pleine dictature franquiste, Pasolini ne pouvait pas être publié en Espagne, et c’est précisément pour cette raison qu’il sera pour les intellectuels espagnols progressistes l’exemple même d’un écrivain victime de la censure, symbole de lutte et de liberté. Si ni ses livres ni ses films ne sont diffusés, ces derniers sont toutefois souvent l’objet de critiques dans certaines revues, qui publient également des fragments « acceptables » de poèmes, comme Noche en la Plaza de España, traduit par son ami, le poète José Agustín Goytisolo. À la mort du dictateur, quelques jours après celle du poète, l’Espagne était donc prête à publier immédiatement Las cenizas de Gramsci (Antonio Colina), et La divina mímesis (Julia Adinolfi), tandis qu’une exposition était organisée à Madrid avec des projections de films inédits. À partir de là, le temps perdu a vite été rattrapé et les décennies suivantes ont permis une large (re)découverte de l’œuvre et de la figure de Pasolini avec de nombreuses traductions, au rythme cette fois des publications italiennes : 1982, Poesia en forma de rosa (Juan Antonio Méndez Borra), et Transhumanar y organizar (Ángel Sánchez-Gijón) ; 1983, Las bellas banderas (Valentí Gómez Olivé) ; 1984, Amado mio (Jesús Pardo et Jorge Binaghi) ; 1993, La religión de mi tiempo (Martín López-Vega), Cartas luteranas et Escritos corsarios (Silvia Manteiga), Una vida violenta et Petróleo, par Atilio Pentimalli Melacrino qui traduira également, en 1997, Descripciones de Descripciones e El olor de la India (2002) ; 2005, Empirismo herético (Esteban Nicotra); 2019, El sueño de una cosa (María Del Carril). Le centenaire de 2022 est célébré avec la traduction tardive de Teorema (Carlos Gumpert) et, pour la poésie, La insomne felicidad. Antología poética (choix et traduction de Martín López- Vega). Enfin, sur la figure de l’écrivain, outre les traductions de biographies importantes (celles d’Enzo Siciliano et de Nico Naldini), seront également publiés un roman biographique, Pasolini e la noche de las luciernagas de José M. Garcia Lòpez, en 2015 et, en 2022, la grande biographie de Miguel Dalmau, Pasolini. El último profeta.
Revenons maintenant à la première version hispanique de Ragazzi di vita publiée en Argentine en 1961, suivie par Una vida violenta au Venezuela en 1969, toutes deux traduites par Attilio Dabini. Ces deux publications marquent le début d’une importante pénétration de l’œuvre de Pasolini en Amérique du Sud, avec des traductions qui, jusqu’en 1975, anticipent celles qui seront ensuite publiées en Espagne : Teorema (Enrique Pezzon, Buenos Aires, 1970), El sueño de una cosa, (Nestor Alberto Miguez, Caracas, 1971), ecc. Et même après la fin de la dictature franquiste, la plupart des textes de Pasolini connaîtront une version sud-américaine à côté de la traduction ibérique.