Entretien avec Nathalie Bauer. Traduire Benevolenza cosmica (Une chance insolente) di Fabio Bacà
Auteur: Federica Malinverno for ActuaLitté

Comment définiriez-vous l’expérience de traduction de ce livre ? Avez-vous pris du plaisir ?
L’écriture de Fabio Bacà est travaillée, très complexe, notamment du fait de ses longues phrases et de son rythme mélodieux. Elle illustre bien la difficulté principale de la traduction de l’italien au français : l’italien est une langue élastique, alors que le français est rigide. L’italien admet des répétitions, une surabondance d’adjectifs et d’adverbes, que le français ne permet pas. Il faut toutefois restituer tous les éléments de la langue source dans la langue cible avec le plus de fluidité possible. Une bonne traduction doit en effet donner au lecteur l’impression que le livre a été écrit dans sa propre langue. La langue source ne doit jamais transparaître. Par conséquent, plus la langue est complexe, plus la tâche est compliquée.
L’originalité du roman tient non seulement à son style, mais aussi à son point de vue, à sa dynamique, à ses ressorts. La façon dont le monde y est décrit a plutôt quelque chose d’anglo-saxon, ce qui est probablement dû aux lectures de prédilection de l’auteur. En ce sens, ce roman est peu « italien », Il s’écarte aussi de la tendance qu’on rencontre ces dernières années. Car il y a une assez grande homogénéité dans ce qui est publié actuellement en Italie, et ce livre sort du lot.
La façon dont l’histoire est mise en scène, le portrait des personnages, le ton, le propos… tout cela est assez remarquable, et c’est la raison pour laquelle le travail de traduction a été agréable. En effet, il est toujours plaisant de traduire un texte bien écrit, intelligent, drôle. Il y a vraiment, ici, une maîtrise hors du commun, ce qui est d’ailleurs assez exceptionnel quand on considère qu’il s’agit d’un premier roman.
Avez-vous eu des difficultés de traduction particulières ?
La difficulté principale étant la fluidité, le travail de relecture a été particulièrement important. Bacà nous raconte une histoire qui a des allures de fable philosophique, et il était capital que la phrase française serve cette histoire du mieux possible, avec la plus grande limpidité, pour que tout s’enchaîne sans le moindre heurt, que tout soit amené le plus « naturellement » possible. J’ai beaucoup relu à voix haute jusqu’à ce que je sente la langue couler.
Pour le reste, le roman est très bien écrit, aussi je n’ai pas rencontré les problèmes qu’on rencontre avec les livres à la langue relâchée. En effet, c’est une banalité, mais plus les ouvrages sont bien écrits, plus ils sont faciles à traduire : les mots sont à la bonne place, les concepts sont clairs, la structure est solide, le rythme harmonieux. Dans le cas contraire, on traduit une première phrase, une deuxième, une troisième, et l’on s’aperçoit que, même si la traduction est juste, l’ensemble ne marche pas: il y a toujours quelque chose qui manque, parce que l’editing n’a pas été fait dans la langue source.
C’est d’ailleurs un des écueils auxquels on se heurte de plus en plus fréquemment, et pas seulement avec la littérature italienne, mais de façon générale. Le rythme de la production et les restrictions budgétaires (en matière de correction, de fabrication), sont en partie responsables de cette espèce de désintérêt pour la forme, de relâchement, par rapport au passé. Mais ce n’est pas tout : un certain nombre de critiques littéraires se focalisent sur l’intrigue, omettant de parler du style, de la structure, du rythme, de tout ce qui constitue le savoir-faire de l’écrivain, ou ne leur consacrant que quelques lignes.
Dans un bon livre, le fond et la forme doivent être équilibrés, à parts égales, sans que l’un prévale sur l’autre, mieux, de façon que l’un se fonde dans l’autre. La langue doit servir l’histoire, mais avec assez de maîtrise pour se faire oublier au fil de la lecture, faute de quoi l’histoire ne peut pas tenir debout. Or, à cause de la prééminence que l’on accorde volontiers au fond sur la forme, la forme est de plus en plus négligée dans le pays d’origine, et c’est souvent aux traducteurs d’y remédier dans la langue cible. De fait, il est fréquent désormais que les éditeurs nous demandent d’intervenir de façon à « améliorer » le style, chose qui était assez rare quand je me suis lancée dans ce métier, au début des années quatre-vingt-dix.
Quels sont d’après vous les points forts de ce livre ?
Un travail d’écriture dont le lecteur n’est pas forcément conscient, parce qu’il est habile, des dialogues percutants, une structure qui dévoile progressivement la psychologie des personnages, un ton pétillant, des situations loufoques, des niveaux de lecture différents, de l’élégance. Le tout dégage beaucoup d’énergie, je dirais même de joie. Oui, c’est un livre véritablement jubilatoire.
Il faut d’ailleurs souligner la place importante que l’absurde y occupe (nous pouvons penser à la scène de la piscine, par exemple). Kurt, le personnage principal, travaille dans le domaine des statistiques. Or les statistiques, comme les lieux communs qu’elles véhiculent, possèdent un côté rassurant, parce qu’elles offrent un cadre, des limites à l’intérieur desquelles on imagine pouvoir tout prévoir, tout maîtriser. C’est une illusion, bien sûr, et Kurt l’expérimente tout au long du roman, puisqu’il va de situation absurde en situation absurde, accompagné du lecteur. L’idée principale du livre, c’est qu’il existe une « bienveillance cosmique » dont les lois nous échappent, et donc qu’il est inutile d’essayer de maîtriser la vie : la vie nous surprendra toujours, et d’autant plus quand on s’y abandonne. Telle est du moins la lecture que j’en fais.
Mais ce n’est pas un livre à thèse, à message, tout cela est fort bien amené, les situations se présentent naturellement, on s’y laisse facilement prendre. Parce qu’il y a plusieurs niveaux de lecture, on peut très bien se contenter de l’intrigue, de ses nombreux rebondissements, et on passera alors un très bon moment, rivé à la page ; mais on peut aussi tirer parti du fond philosophique, qui offre un enseignement. Ces deux entrées possibles sont la preuve que le livre est une réussite. De fait, chaque fois que je relisais le texte, je découvrais de nouveaux détails, de nouveaux aspects. Pour cette raison, je n’ai jamais éprouvé de lassitude dans mon travail.
Comment est née l’idée de traduire le titre Une chance insolente ?
Franchement, j’aimais bien le titre original, Benevolenza cosmica, que j’avais traduit littéralement par Bienveillance cosmique. Mais la maison d’édition a probablement jugé qu’il était trop mystérieux, ou pas assez explicite. On retrouve cependant l’expression dans le corps du texte, et elle a son importance, car elle souligne l’idée qu’on vit dans un univers dont les lois harmonieuses, bienveillantes, échappent à la raison et aux statistiques.
