Super-Eliogabalo
newitalianbooks demande chaque mois à un traducteur de proposer un livre qu’il aimerait traduire. Ce mois-ci, Antony Shugaar présente :
Alberto Arbasino, Super-Eliogabalo, Milan, Adelphi, 2001
(première édition: Milan, Feltrinelli, 1969)
cette note est idéalement dédiée à Lawrence Ferlinghetti, éditeur et poète
SuperEliogabalo d’Alberto Arbasino est un livre sur la liberté et l’oppression, sur la bêtise et l’intelligence la plus subtile et la plus décapante. C’est un livre sur les dichotomies : entre les plaisirs du corps et ceux de l’esprit, entre Paris et Rome, le Nord et le Sud, l’atrocité et la beauté, le monde antique et le monde moderne. Avec une ironie brillante (et son corollaire, la stupidité), il redessine et cartographie ces oppositions apparemment contradictoires, établissant des liens inattendus et des lignes de démarcation déroutantes.
SuperEliogabalo représente un moment crucial et intriguant de la carrière d’Arbasino. Son œuvre précédente, Fratelli d’Italia (le nom est révélateur : il fait référence à une « confrérie italienne » et, en même temps, partage ironiquement le titre avec l’hymne national italien), un récit en style Dolce Vita de la vie intellectuelle et publique dans l’Italie frénétique et néo-matérialiste de la fin des années 1950 et du début des années 1960, est considérée par certains comme son livre le plus important. C’est peut-être vrai, mais SuperEliogabalo est sa création la plus intéressante et la plus vitale.
Ce qui la rend si précieuse, c’est précisément son énergie disruptive, sa force explosive, son élan visant à faire sauter les contraintes d’un cadre intellectuel qu’Arbasino, et l’un de ses grands mentors, Carlo Emilio Gadda, maîtrisaient parfaitement.
Ce cadre intellectuel contraignant est celui de l’Italie du Nord, on pourrait presque le définir habsbourgeois (ou austro-hongrois, entre Kafka, Svevo et Joyce). Au contraire, la force imaginative débordante et incontrôlable qui fait irruption dans ce cadre est romaine (ce n’est pas un hasard si SuperEliogabalo, écrit en 1968, a été publié en 1969, l’année du Satyricon de Fellini), et puise à une source dionysiaque ancienne, ainsi qu’à un mythe national italien : un mythe de gloire antique et – plus important encore pour la génération qui avait grandi sous Mussolini – un mythe de liberté.
L’art et la littérature surréalistes et visionnaires français constituent une autre référence fondamentale, comme en témoignent les remerciements à Antonin Artaud (théâtre de la cruauté), Luigi Malerba et Jean Gagé (deux personnalités littéraires moins connues mais importantes, l’une italienne, l’autre française), qui ouvrent le livre.
Si ce sont là les sources d’inspiration dans lesquelles SuperEliogabalo tire sa force et les obstacles contre lesquels il déploie son ironie débordante, l’autre aspect du livre qui mérite d’être considéré est son incroyable popularité et son influence en Italie. Le livre a été publié à l’origine en 1969 par Feltrinelli, une maison d’édition spécialisée dans les nouveautés audacieuses et révolutionnaires. Il a été réédité en 1978 (dans une édition légèrement révisée) par Einaudi, vénérable bastion de l’après-guerre et éditeur d’importantes nouveautés littéraires, tant italiennes qu’étrangères. En 2001, il a été publié (dans une troisième édition légèrement révisée) par Adelphi, l’une des maisons d’édition italiennes les plus réputées.
SuperEliogabalo a été une référence pour plus d’une génération. Il a occupé la deuxième place sur la liste des best-sellers en Italie (dépassant Don Camillo de Guareschi) la semaine même où l’écho de l’attentat de Piazza Fontana se propageait dans une Italie choquée et abasourdie et où commençait la décennie de terreur et de sang connue dans l’histoire de l’Italie d’après-guerre sous le nom d’« Années de plomb ». Et SuperEliogabalo, qui opposait l’histoire ancienne à l’opéra du XIXe siècle et à la bande dessinée underground de la fin du XXe siècle, la déconstruction à la complaisance homosexuelle, la terreur et le sadisme à la clarté et à l’érudition et, surtout, la stupidité paresseuse à un esprit brillant et alerte, n’est jamais passé inaperçu au cours de ces années sombres et oppressives. Le fait qu’il n’ait jamais été traduit en anglais est surprenant et regrettable : il est comme les Prisonniers de Michel-Ange, l’esprit pur luttant pour se libérer des contraintes et du poids des barrières de la littérature et de l’art.
Antony Shugaar
PS Une note sur le titre proposé : mon choix d’écrire SuperEliogabalo vise à rendre en anglais ce que le titre italien original, avec le trait d’union, Super-Eliogabalo, représentait pour les lecteurs italiens à l’époque.