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4 mars 2021

Antonio Tabucchi au Portugal

Auteur: Clelia Bettini

Antonio Tabucchi au Portugal

En Italie, plus qu’ailleurs, beaucoup de lecteurs ont découvert le Portugal dans les pages d’Antonio Tabucchi, comme ils ont pu lire la poésie et la prose de Fernando Pessoa grâce aux livres édités avec Maria José de Lancastre. L’histoire de la relation entre Tabucchi et le Portugal est longue et complexe, pleine de facettes et caractérisée par une estime mutuelle et sincère. Nous en approfondissons ici quelques aspects ; d’abord parce qu’on retrouve cet amour du Portugal dans toute l’œuvre littéraire de Tabucchi, et ensuite parce qu’il est devenu partie intégrante des relations culturelles entre l’Italie et le Portugal.

C’est la poésie de Fernando Pessoa qui a suscité l’intérêt d’un jeune étudiant passionné de littérature pour un pays que les italiens ne connaissaient quasiment pas dans les années 60. Tabucchi découvre le poète portugais par hasard : juste après avoir terminé ses études au lycée, il décide de passer un an à Paris, pour assister à des séminaires à la Sorbonne. En 1964, alors qu’il est sur le point de rentrer à Pise pour s’inscrire à la Faculté de Lettres, Antonio Tabucchi achète chez un bouquiniste une plaquette intitulée Bureau de Tabac et découvre ainsi Tabacaria [Tabaccheria], une des poésies les plus philosophiques et originales signée Álvaro de Campos, hétéronyme de Pessoa. De retour à Pise, il décide d’apprendre la langue de ce poète qui l’a tant marqué, et une fois encore, le hasard lui fait rencontrer Lucia Stegagno Picchio, professeure de littérature portugaise à l’Université de Pise, une des plus importantes spécialistes d’Études portugaises en Italie, qui le suivra tout au long de sa carrière universitaire. L’année suivante, Tabucchi traverse la France et l’Espagne avec un ami à bord d’une Fiat 500 pour aller découvrir ce petit pays qui fait face à l’Océan Atlantique, et dont il a commencé à étudier la langue et la littérature. Après ce premier voyage, Tabucchi retournera tous les ans au Portugal, puis commencera à y passer tous ses étés en famille (il a épousé entre-temps Maria José de Lancastre, professeure de langue et littérature portugaise et traductrice). À partir des années 2000, ses séjours se font plus fréquents et plus longs, et il mène une vie « nomade » entre la Toscane (Florence, Vecchiano), Paris et Lisbonne. 

Dès ses premiers séjours au Portugal, Tabucchi, au contact d’écrivains, poètes et artistes portugais, approfondit ses connaissances du pays, explore sa culture et sa littérature. À l’époque, le Portugal est une nation isolée du reste de l’Europe, écrasée par une dictature opprimante. En réaction, le langage artistique de l’époque se fait encore plus subtil et cryptique que lors des mouvements d’avant-garde du début du siècle, ce qui bien sûr attise la curiosité d’un érudit comme Tabucchi. Il fréquente les bibliothèques et les archives de Lisbonne, mais aussi beaucoup d’intellectuels et d’artistes qui se sont rangés du côté de la liberté, luttant contre l’oppression de ce régime fasciste qui a survécu à la deuxième guerre mondiale et condamne toute forme de contestation. Les poètes Alexandre O’Neill et Mário Cesariny, défenseurs d’un surréalisme portugais aussi tardif qu’original, font partie de ses fréquentations les plus assidues et c’est à ce mouvement que Tabucchi consacre sa thèse, qui deviendra ensuite une anthologie en traduction italienne publiée par Einaudi dans sa prestigieuse collection blanche.

Si le Portugal et la culture portugaise sont au centre de ses recherches depuis longtemps, les débuts narratifs de Tabucchi parlent exclusivement de la Toscane : le roman Piazza d’Italia (Bompiani, 1975) et le suivant, Il piccolo naviglio (Mondadori, 1978), se nourrissent des lieux d’enfance de l’auteur, même s’il les a transfigurés et a soigneusement évité d’y apposer la touche provinciale typique des « écrivains dits locaux ». C’est quand Tabucchi passe à la forme brève que le Portugal, représenté dans ses multiples facettes, fait son apparition. Avec Il gioco del rovescio (Il Saggiatore, 1981), il s’affirme comme un des narrateurs les plus intéressants de son époque, avec cette cadence mystérieuse, suspendue entre rêve et réalité, qui caractérise son écriture. Tabucchi connaît très bien Lisbonne et le Portugal, les replis cachés de l’histoire complexe de ce pays ancien et colonial (on pense au Mozambique, sujet de sa nouvelle Teatro). Il transmet ses connaissances de manière authentique, y compris pour ceux qui ne connaissent pas son histoire, dissipant tout soupçon d’exotisme. C’est ainsi que le Portugal, pays aussi fascinant que méconnu au début des années 80, se révèle dans les pages de la littérature italienne la plus moderne.

Deux ans plus tard, Tabucchi écrivain fait son apparition dans les rayons des librairies portugaises. Le premier livre, publié par Vega, maison d’édition historique de Lisbonne, est bien sûr Il gioco del rovescio (Vega, 1983), traduit par Maria José de Lancastre et Maria Emília Marques Mano, et préfacé par un des plus grands écrivains portugais contemporains : José Cardoso Pires. Cette préface est sans doute un des textes les plus éclairants jamais écrits sur le premier recueil de nouvelles de Tabucchi, et mériterait d’être connue des lecteurs italiens, même si elle a été écrite pour présenter un écrivain italien aux lecteurs portugais, qui ne le connaissaient pas. Il suffit de citer la première phrase pour voir à quel point ce livre a touché un des écrivains majeurs de la littérature portugaise de l’époque :

« Une seule lecture de cette voix si singulière, travaillée par des siècles de lectures et de voyages, suffit pour qu’elle continue de perdurer en nous.[1] »

Et effectivement, à partir de cette première publication (dans la même collection que la traduction de Se una notte d’inverno un viaggiatore de Calvino), la « voix portugaise » de Tabucchi non seulement perdurera mais prendra toujours plus de force et d’importance au Portugal, car il sait le raconter avec un regard à la fois externe et interne.

Le deuxième livre de Tabucchi publié au Portugal, un an après sa sortie en Italie, est Donna di Porto Pim e altre storie (Selllerio, 1983). Il s’agit d’un recueil de textes inspirés par un séjour aux Açores, archipel portugais situé à mi-chemin entre Lisbonne et les États Unis. Les Açores sont des îles peuplées de pêcheurs et d’éleveurs, connues être sur la zone de passage de plusieurs espèces de baleines dans leur traversée de l’Atlantique. La chasse au cachalot, recherché pour son précieux spermaceti, a été une des activités productives les plus importantes de certaines îles de l’archipel de la fin du 19ème siècle aux années 80. Melville, dans son chef-d’œuvre, parle de ces îles portugaises et de leurs baleiniers, et ce sont justement les marins du Nantucket qui y introduisent la chasse aux cétacés. Dans le livre de Tabucchi, ces créatures marines mystérieuses, les notes sur les cétacés et la pratique de leur chasse, les harpons similaires à ceux du Queequeg et la biographie imaginaire du poète Antero de Quental (1842-1891) confèrent à cet ouvrage un caractère totalement portugais mais cependant nouveau pour le Portugal : à l’exception du reportage As ilhas desconhecidas (1926) de l’écrivain et journaliste Raul Brandão et du roman réaliste Mau tempo no canal (1944) [Gros temps sur l’archipel] de Vitorino Nemésio, natif des Açores, l’archipel atlantique n’avait jamais été traité en littérature (ce n’est pas un hasard si Brandão qualifie ces îles d’inconnues). Donna di Porto Pim est accueilli avec enthousiasme par la critique et les lecteurs portugais, et Tabucchi devient l’écrivain italien contemporain le plus connu au pays de Pessoa, poète qu’il continue à étudier et à traduire (sa collection d’essais sur Pessoa, Pessoana mínima, est publiée par Imprensa Nacional – Casa da Moeda en 1984).

En 1987, la toute nouvelle maison d’édition Quetzal, qui deviendra un des éditeurs portugais de référence pour les romans contemporains, publie un nouveau livre de Tabucchi : Nocturne indien (Sellerio, 1984). La même année, Tabucchi remporte le Prix « Médicis Étranger » pour Nocturne indien, ce qui étend sa renommée à l’échelle internationale. Dans cette quête nocturne, racontée à la première personne par le personnage principal, le Portugal et son passé colonial se révèlent de manière totalement originale, et ce, autant pour les lecteurs italiens que portugais. Le narrateur part en Inde à la recherche d’un ami portugais du nom de Xavier, disparu un an plus tôt, mais finit par enquêter sur le côté obscur et caché de sa propre existence comme du monde qui l’entoure. Le passé colonial du Portugal ne sort bien sûr pas indemne de cette enquête ; avec l’ironie subtile qui lui est propre, Tabucchi fait dire à son personnage que le cruel gouverneur des Indes Afonso de Albuquerque (1453-1515), rencontré en songe, ressemble beaucoup à la représentation d’Ivan le Terrible par Eisenstein.

En 1988, la maison d’édition Difel publie en portugais Piccoli equivoci senza importanza (Feltrinelli, 1985), et en 1989 Quetzal publie simultanément Il filo dell’orizzonte (Feltrinelli, 1986) et I volatili del Beato Angelico (Sellerio, 1987).

C’est dans Piccoli equivoci que Lisbonne refait son apparition, dans la nouvelle Anywhere out of the world, où Tabucchi cite le poème en prose homonyme de Baudelaire, dans lequel le poète demande à son âme: « Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? […] ». [2] Dans I volatili del Beato Angelico, et dans la nouvelle L’amore di Don Pedro, Tabucchi reprend la légende macabre qui raconte l’amour du roi D. Pedro pour la noble dame galicienne Dona Inês de Castro, couronnée morte après que son père eut donné l’ordre de la tuer avant son mariage. On commença à raconter la triste histoire de cette reine posthume dès le 16ème siècle (Garcia de Resende en parle dans le Cancioneiro Geral en 1516 et Luís Vaz de Camões dans Canto III de I Lusiadi en 1572), et jusqu’à la fin du 19ème avec les auteurs du romantisme tardif. C’est Tabucchi qui l’amène dans la littérature du 20ème siècle et la fait découvrir aux lecteurs italiens et étrangers. Quant à l’Asie portugaise, elle revient dans la nouvelle Gli archivi di Macao où le personnage se rend pour chercher des documents sur le poète symboliste et opiomane Camilo Pessanha, personnage qui reviendra en tant que fantôme dans son roman posthume Per Isabel (Feltrinelli, 2013).

Entre 1987 et 1989, Tabucchi dirige l’Institut Culturel Italien de Lisbonne où il crée un « espace portugais », lieu de rencontre entre les cultures italiennes et portugaises, où sont organisés expositions, conférences et débats auxquels participent de nombreux intellectuels et artistes italiens et portugais.

Dans les années 90, Tabucchi se concentre sur son pays d’adoption. En 1991, Quetzal publie son nouveau roman en exclusivité, écrit directement en portugais : Requiem. Uma alucinação. Comme Tabucchi l’affirme lui-même à plusieurs occasions, Requiem naît d’un rêve dans lequel, étrangement, son père s’adresse à lui en portugais, langue qu’il ne parlait pas du tout. Par une chaude journée d’août, le personnage erre dans une Lisbonne déserte, où il doit tuer le temps jusqu’à son rendez-vous avec un ami dans un restaurant, car il a confondu midi avec minuit. Si on compare l’œuvre de Tabucchi à une grande mosaïque, Requiem en est une des pièces majeures et nous fait comprendre, d’un point de vue strictement littéraire, comment il choisit les thèmes abordés dans ses livres et la manière dont il les traite. Ce n’est pas un hasard si ce roman a été écrit en portugais et se passe à Lisbonne, et s’il est traversé par une série de personnages, imaginaires ou transfigurés, qui sont intimement liés à l’expérience portugaise de l’auteur.

La même année que Requiem sort en Italie un recueil de nouvelles : L’angelo nero (Feltrinelli, 1991), où Tabucchi réunit des textes noirs comme l’ange de Montale, à qui il rend hommage. Parmi ceux-ci, Notte, mare o distanza, qui se passe au Portugal et renvoie le lecteur à la sombre époque de la dictature et aux premières années portugaises de l’auteur. La traduction du recueil est publiée chez Quetzal l’année suivante, car Tabucchi est maintenant un auteur très prisé et ses livres sortent au Portugal juste après avoir été traduits. En 1993 est publié Sogni di sogni (Sellerio, 1992) qui évoque dans un de ses rêves ce poète portugais si unique et incontournable qu’est Pessoa.

Tabucchi est maintenant un des écrivains les plus aimés en Italie et à l’étranger, mais c’est en 1994 qu’il arrive au sommet de sa popularité avec la sortie de Sostiene Pereira ; à partir de ce moment on ne pourra plus penser à lui sans l’associer à « son » Portugal. Le succès de ce roman est immédiat et suivi d’une adaptation cinématographique à laquelle Tabucchi participe, réalisée par Roberto Faenza avec un Marcello Mastroianni qui trouve ici un de ses derniers et plus grands rôles. Le film, porté par un casting d’acteurs italiens et portugais de premier ordre, dans une Lisbonne élégante et magique, avec sa musique et sa lumière, fait rêver de nombreux lecteurs et spectateurs. Au Portugal, Tabucchi est alors sans aucun doute un des écrivains contemporains les plus connus et les plus aimés. 

En 1997, La testa perduta di Damasceno Monteiro (Feltrinelli e Quetzal) est publié simultanément en Italie et au Portugal ; c’est un roman qui reprend les caractéristiques stylistiques du polar pour raconter l’histoire d’un crime odieux commis contre un citoyen portugais de 25 ans, fait divers qui s’est réellement déroulé à Oporto et que Tabucchi résout de manière quasi-prophétique. C’est une histoire portugaise, mais aussi transnationale car elle se veut la métaphore du fonctionnement de la justice et du respect des droits de l’homme, personnifiée par le gitan Manolo, qui représente le peuple rom, persécuté depuis la nuit des temps partout où il se pose.

La même année, Tabucchi est invité à se joindre à la délégation d’écrivains représentant le Portugal, invité d’honneur de la foire du livre de Francfort ; c’est une invitation inédite car jamais un auteur étranger au pays invité n’avait été convié, et c’est une preuve ultime d’estime et d’affection à son encontre.

À la fin des années 90, Antonio Tabucchi passe toujours plus de temps au Portugal et en 2004, il reçoit la nationalité portugaise pour mérite culturel. Ce sont aussi les années où son engagement politique se fait plus intense, surtout en Italie et en France. Ses analyses sont publiées par les principaux quotidiens italiens, français, espagnols et bien sûr portugais, mais c’est souvent lorsqu’il adopte un point d’observation « périphérique », vu de Lisbonne, qu’il trouve la distance nécessaire pour écrire sur ce qui se passe ailleurs. Au début des années 2000, Tabucchi change d’éditeur portugais, abandonne Quetzal pour les éditions D. Quixote, maison qui peut se vanter de compter dans son catalogue les écrivains les plus importants du monde entier, et chez qui il republiera par la suite tous ses anciens livres, ainsi que les suivants.

Le Portugal continuera d’être très présent dans la dernière phase de sa production littéraire, mais comme on l’a déjà souligné, toujours à travers la constellation de ses différentes expériences personnelles et culturelles. On pense au Portugal séfarade de Yo me enamoré del aire qui rassemble ses dernières nouvelles inédites ; à Il tempo invecchia in fretta (Feltrinelli, 2009) ou à Viaggi e altri viaggi (Feltrinelli, 2010), écrits posthumes publiés en avril 2012 et en 2013 au Portugal. Après sa mort, survenue à Lisbonne le 25 mars 2012, le maire de Lisbonne fera installer une chambre ardente dans le salon de la bibliothèque du Palácio Galveias, pour rendre hommage au « plus italien des écrivains portugais », et ses cendres seront inhumées dans le secteur Escritores portugueses (Écrivains portugais) du Cemitério dos Prazeres, celui-là même où le personnage de Requiem dialogue avec la Vieille Gitane et le fantôme de l’ami Tadeus, suspendu entre passé et présent, rêve et réalité.

 

[1] A. Tabucchi, O jogo do reverso, préface de José Cardoso Pires, Lisboa, Vega, 1983, p. 7.

[2] A.Tabucchi, Opere, éditées par Paolo Mauri et Thea Rimini, Milan, Mondadori 2019, vol. I, p. 689.

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